Comment vivez-vous personnellement ce confinement ?
L’annonce de la fermeture du musée est intervenue le jour même où nous venions d’accueillir la presse pour présenter notre nouvelle exposition « Grenoble et ses artistes au XIXe siècle », qui devait ouvrir au public le lendemain. Ce fut donc un choc pour moi et pour l’équipe et, je vous avoue, une expérience assez déprimante sur le moment… Mais avec le début du confinement et la mise en place de la nouvelle organisation du travail, j’ai très vite été repris dans une dynamique qui m’a tiré vers l’avant. Je n’ai pas changé mon rythme de travail. Je suis présent tous les jours au musée, seul avec les agents de sécurité. L’équipe travaille, elle, en télétravail et s’est mobilisée avec un engagement formidable pour que l’institution continue à fonctionner le plus normalement possible. De fait, au fil des semaines, et notamment lorsque je fais mes visites d’inspection pour vérifier s’il n’y a pas de problèmes dans les salles, je suis de plus en plus troublé par la sensation que, privés de public, nos chefs-d’œuvre sont aussi confinés. Que ces merveilleuses collections conservent certes toute leur présence et leur force, mais qu’elles ne prennent définitivement sens que sous le regard des visiteurs. Cet échange mystérieux, cette alchimie d’un dialogue silencieux, qui remplit le spectateur de mille et une émotions, s’avère réciproque. Les œuvres d’art, qui sont des créations humaines, ont besoin du regard des hommes, non pas pour exister mais pour vivre, pour vivre dans la plénitude de leur sens.
LES ŒUVRES D’ART ONT BESOIN DU REGARD DES HOMMES
Ce qui m’apparaît aussi, dans une sorte de constat paradoxal, c’est l’importance de ces lieux que sont les musées. En effet, lorsque l’on est confronté tout à coup à l’extrême fragilité de nos sociétés, que tout peut être remis en question, voué aux aléas de situations que l’on ne maîtrise pas, que le temps désormais se compte au jour le jour… combien, alors, apparaissent précieux ces lieux où l’on peut retrouver une forme d’équilibre entre le passé et le présent, dans une durée restaurée. De même, ces témoignages d’individus – les artistes – morts souvent depuis bien longtemps ou alors nos contemporains, qui eux-mêmes ont traversé durant leur existence moult épreuves, et ont cependant, dans la détresse ou le bonheur, réussi à travers leurs créations à attester de leur confiance dans la vie et l’avenir. Les musées offrent cette permanence dans une période où l’éphémère semble la règle.
Comment le Musée de Grenoble s’est-il organisé ?
Comme la grande majorité des musées nous continuons à travailler. Le télétravail a révélé tout son intérêt et démontré son efficacité. Cela étant, j’ai régulièrement au téléphone les différents cadres du musée qui dans chaque secteur (conservation, service des publics, communication, administration, service technique) sont eux-mêmes en contact avec leurs agents. Le confinement a été si soudain que l’impératif pour moi était de maintenir un lien fort avec l’équipe. À Grenoble, la dynamique de groupe est importante. Le musée est l’affaire de tous autour d’un projet commun. Les contacts – à distance – sont donc nombreux et nécessaires. Une fois par semaine, nous avons une réunion téléphonique à huit, qui nous permet d’échanger et de retrouver un peu de la convivialité de notre quotidien « d’avant ».
Quels dispositifs avez-vous mis ou allez-vous mettre en place pour rester en contact avec le public ?
Très immédiatement pour nous l’enjeu fut de maintenir le contact avec le public. Et pour cela, à l’instar de très nombreux musées, nous avons intensifié et diversifié nos activités en ligne. La présence sur les réseaux sociaux a été renforcée et nous proposons également des contenus sur notre site Internet. Ainsi, nous publions quotidiennement des anecdotes, des énigmes sur les œuvres de la collection mais aussi sur l’exposition qui n’a malheureusement pas encore pu ouvrir. La parole est également donnée à l’équipe : chaque semaine, un membre met en avant une œuvre qui le touche particulièrement dans la situation présente. On peut trouver des activités pour les enfants : du yog’art, des ateliers à réaliser à la maison, des histoires à lire, des coloriages…
Sur quels projets travaillez-vous pendant cette période ?
J’ai négocié ces dernières semaines la prolongation de l’exposition « Grenoble et ses artistes au XIXe siècle », qui devait se terminer le 28 juin. Elle est désormais programmée jusqu’au 25 octobre, ce qui permettra au public, je l’espère, de pouvoir enfin la découvrir… Par ailleurs, le travail au long cours sur les collections se poursuit, avec notamment le début d’une étude de notre fonds d’estampes, riche de plusieurs milliers de feuilles… À l’horizon 2023, nous devrions en présenter et publier les plus belles œuvres avant la mise en ligne de la totalité. Ce projet s’inscrit à la suite des cinq volumes que nous avons publiés ces 12 dernières années sur nos collections de dessins. C’est là une des missions essentielles des musées, que la mise en valeur de leurs collections par leur étude et leur diffusion.
En outre, nous préparons activement les prochaines expositions, dont celle consacrée à Giorgio Morandi, ce grand maître de la nature morte, qui devrait ouvrir le 12 décembre prochain. Elle sera accompagnée d’une présentation de notre collection d’art italien du XXe siècle et d’un catalogue « Italia Moderna » qui fera le point sur ce très bel ensemble. J’ai dû reprendre le calendrier des événements 2021-2022 à cause de la crise, et c’est à regret qu’il m’a fallu reporter à 2022 un très beau projet autour d’Absalon avec Christian Boltanski. Je me console en pensant que le désir de le faire découvrir au public en sera d’autant plus fort !
Cette crise va-t-elle changer votre façon de travailler ?
À l’heure d’aujourd’hui, nous ne savons pas encore ce qui nous attend dans les prochaines années. On peut juste imaginer qu’au-delà de la crise sanitaire qui est loin d’être terminée, et qui va avoir un impact durable sur nos modes de vie, se profile une crise économique d’une ampleur inédite pour notre génération. Je crains qu’elle ait des effets désastreux pour nos sociétés, et par voie de conséquence pour la culture. Il va nous falloir apprendre à travailler avec des budgets très contraints et, ce faisant, redéfinir les priorités de nos établissements. Se poser peut-être de manière plus profonde encore la question du sens de nos activités, celle de leur nécessité et de leur réception. Être certainement plus à l’écoute des besoins et des attentes de nos publics, sans rien lâcher néanmoins sur la qualité et l’exigence des projets. Mais trouver des formes plus douces, plus inventives, plus inattendues pour faire passer le message essentiel de la création. Les artistes, par leurs œuvres – ces utopies réalisées – auront plus que jamais un rôle déterminant dans cette période qui s’ouvre où nous avons tous un besoin urgent d’espérer dans l’avenir.