Comment vivez-vous personnellement ce confinement ?
C’est une expérience étrange que de gérer un musée fermé. J’ai un peu l’impression de vivre dans un film de science-fiction immergé dans un environnement de réalité augmentée. Mon univers domestique se mêle par écran interposé à une réalité virtuelle et tous les objets qui m’entourent se désincarnent, alors qu’à l’extérieur le virus ronge les corps. Il faut construire un nouveau rapport à notre quotidien : le visible se désincarne alors que l’invisible se matérialise violemment. L’art semble être un bon outil pour nous préparer à cette mutation du sensible, mais en même temps il nous rappelle la nécessité de tisser des liens quasi kinesthésiques avec les objets et les êtres qui nous entourent.
Comment le musée d’art et d’histoire s’est-il organisé ?
Une cellule de crise s’est mise en place et la décision de fermer le musée a été arrêtée très rapidement. La majeure partie des 200 collaborateurs et collaboratrices du MAH assure la poursuite des missions du musée soit par le biais du télétravail soit par des rondes sur nos différents sites : ils veillent à la sécurité des œuvres et des bâtiments, garantissent la continuité des activités comptables et financières, assurent la présence de notre musée et sa collection sur la toile, poursuivent les activités de recherche et de programmation, etc. Et bien sûr, les vidéoconférences ont remplacé les traditionnelles réunions. Par ailleurs, comme le MAH est un musée municipal, certains de nos collaborateurs ont souhaité se montrer solidaires et ont demandé à être réaffectés dans d’autres secteurs prioritaires en Ville de Genève.
« LE MAH CHEZ VOUS » ASSURE UNE PRÉSENCE DURANT LA FERMETURE
Quels dispositifs avez-vous mis ou allez-vous mettre en place pour rester en contact avec les étudiants et le public ?
Nous avons mis en place une exposition virtuelle, « Le MAH chez vous », qui permet au musée d’assurer une présence durant sa fermeture. Nous ne proposons pas une visite d’exposition en réalité virtuelle avec vision des salles à 360°. Notre projet, qui s’éloigne de ce modèle standard, repose sur une réflexion que j’entends mener ces prochaines années au sein du MAH sur le rôle des objets.
En proposant aux visiteurs d’intégrer des œuvres du musée chez eux, dans leur intérieur, je souhaite interroger la valeur usuelle de ces objets, une valeur qui a été éclipsée depuis plusieurs années au profit de considérations uniquement esthétiques. « Le MAH chez vous » permet ainsi une réinterprétation de votre intérieur tout en valorisant la collection du musée — qui comporte près d’un million d’œuvres provenant des différents domaines que sont l’archéologie, les beaux-arts, les arts appliqués, la numismatique, l’horlogerie, les arts graphiques, etc. Vous avez toujours rêvé d’avoir une peinture de Vallotton ou Hodler dans votre salon ? Choisissez votre œuvre dans notre base de données on line et on installe l’œuvre chez vous (on line également…)
Sur quels projets travaillez-vous pendant cette période ?
Comme dans tous les musées, notre programmation doit être complètement réorganisée. Cela a un effet domino sur tous les événements. Certaines expositions doivent être annulées, les expositions itinérantes repensées, les prêts renégociés, etc. Je travaille également sur mon programme qui débute en janvier 2021. Je collabore entre autres avec l’artiste, curatrice et performeuse autrichienne Lena Jakob Knebl qui va extraire des centaines d’objets de notre collection et organiser une exposition qui mettra sur un plan hiérarchique neutre ces objets à valeurs d’usage dont je parlais avant et ceux à valeur purement esthétique. Cette exposition sera accompagnée par une remise en valeur du bâtiment et de ses fonctions, une nouvelle identité graphique, un nouveau site web, une mise en perspective des collections dans un environnement repensé, etc. Une de mes missions est de créer un nouveau musée qui doit ouvrir dans dix ans. Personne ne sait ce que le musée de demain sera, mais tout le monde est conscient qu’il sera foncièrement différent de celui d’aujourd’hui.
LE MUSÉE DE DEMAIN SERA FONCIÈREMENT DIFFÉRENT DE CELUI D’AUJOURD’HUI
Qu’est-ce que cette période augure pour la suite selon vous ?
Je ne m’attends pas à une véritable révolution, mais toute crise majeure accélère des processus en gestation. L’art a toujours été un bon révélateur de tels processus. Les technologies de réalités virtuelles et de réalités augmentées vont continuer à se développer au point de reconsidérer l’idée même de mobilité et de changer de nombreuses habitudes (visite de foires, vente aux enchères, circulation des œuvres, etc.) L’idée que le software a gagné sur le hardware, déjà pertinente il y a une quinzaine d’années, va s’imposer comme une évidence. Réfléchir sur le musée de demain dans un tel contexte est passionnant et assez vertigineux, compte tenu de l’accélération soudaine de processus en lente maturation jusqu’ici. Le défi majeur à mon avis va être de conserver un équilibre entre notre monde qui se virtualise et une réalité tangible, sensible et kinesthésique. Et le musée de demain doit contribuer de manière créative et critique à cet exercice de funambulisme.