Quand vous êtes arrivé au Reina Sofia, vous avez entièrement repensé la « narration » à l’œuvre dans l’accrochage de la collection. Que vouliez-vous dire exactement ? et quel est aujourd’hui votre bilan ?
Le propos de la collection était alors pris entre deux fronts : l’idée d’un ensemble d’œuvres internationales qui reflète l’actualité immédiate, ou celle d’une collection nationale plus singulière. L’accrochage était aussi très linéaire, il n’y avait ni diversité ni complexité. Nous avons pensé au principe formulé par Donna Haraway : un «discours situé ». Les dispositifs accompagnant les œuvres sont également devenus plus transversaux : des vidéos, de la documentation, de l’histoire… Nous voulions faire une collection comme une cosmologie, avec des points de vue macroscopiques et microscopiques. En 2020-2021, nous réaccrocherons toutes les salles de la collection, dont les dernières œuvres datent actuellement de 1980 – ce qui était lié au contexte de 2009-2010 – en y incluant l’époque contemporaine : ce que le philosophe anglais Peter Osborne nomme la condition postconceptuelle. La nouvelle présentation évoquera en outre les artistes qui étaient en exil à l’époque de Franco : nous devons en parler, ce qui n’a pas été fait jusqu’à présent. Il est nécessaire de raconter aussi l’histoire du point de vue de l’exil, c’est-à-dire du point de vue de ceux qui n’ont pas de territoire.
Vous avez également inclus dans le parcours la photo, le cinéma, la performance… Aujourd’hui, la plupart des musées européens agissent de la sorte. Avez-vous le sentiment d’avoir lancé un mouvement ?
Je ne suis pas à même de juger, mais ces changements ont sûrement eu un effet auprès de collègues proches dans des musées. Il fallait interroger l’idée moderniste selon laquelle l’art est réduit à une technique. Nous sommes aussi contre la virtuosité interdisciplinaire si à la mode dans certains circuits de l’art contemporain. À l’inverse, nous préférons penser en termes d’extradisciplinarité, ce qui implique de questionner les disciplines. Je serais heureux que nous ayons eu une influence à cet égard.
Vous arriviez alors du MACBA (Museu d’art contemporani), à Barcelone, où vous avez mené une programmation très expérimentale. Quel équilibre faites-vous au Reina Sofia entre art moderne et art contemporain ?
Le musée possède Guernica, qui est artistiquement et politiquement essentiel, ainsi qu’un important ensemble sur les années 1930. La collection est « située » : elle tente de faire une place aux voix qui ont été tenues à l’écart dans l’histoire. Nous essayons également de répondre au contexte actuel. De façon générale, il y a un équilibre entre moderne et contemporain parce que je pense le musée comme une totalité. Par exemple, le féminisme est une des lignes de force de la collection, de nos programmes culturels et du centre de recherche, qui est devenu très actif; il y a aussi une plateforme de débat permanent et un séminaire animé par l’anthropologue Rita Segato sur ces questions.
Vous avez conçu beaucoup d’expositions à thème puis, ces dernières années, une majorité d’expositions monographiques, en particulier sur des figures oubliées. Votre intérêt a-t-il évolué de ce point de vue ?
Ce n’est pas que mon opinion a évolué. Nous continuons à organiser des expositions thématiques très précises, par exemple « Musas insumisas », à propos de Delphine Seyrig et des collectifs vidéo féministes en France dans les années 1970 et 1980; « Redes de vanguardia. Amauta y América Latina », sur le premier magazine socialiste indigéniste au Pérou dans les années 1920, dirigé par José Carlos Mariátegui; « Poéticas de la democracia », qui parle des témoins de la transition démocratique en Espagne en 1976-1978. Mais, parfois, les expositions de groupe deviennent des illustrations, ce que je n’aime pas. Nous montons aussi beaucoup d’expositions monographiques, par exemple, l’année dernière Henrik Olesen et David Wojnarowicz. Elles peuvent s’articuler les unes aux autres et créer des cohérences comme dans une exposition collective.
Vous montrez actuellement l’exposition de Ceija Stojka, qui s’est tenue en2018 à la Maison Rouge à Paris, lieu privé qui était connu pour son indépendance. Le Reina Sofia pourrait-il accueillir les marges plus facilement que les institutions françaises ?
Chaque fois que l’histoire met certaines choses en lumière, elle en laisse d’autres dans l’ombre. Il est important de les montrer et d’ana-lyser les causes de ces phénomènes. Montrer Ceija Stojka dans le même bâtiment que Guernica donne lieu à une lecture complètement différente de l’exposition.
« ce qui importe pour une institution publique, ce n’est pas le profit,qu’il se mesure en termes financiers ou d’industrie culturelle, mais le service. il est essentiel de conserver l'autonomie des institutions et de les préserver des pressions politiques. »
Comment a évolué le travail que vous menez depuis dix ans sur les archives du musée ?
Les archives sont l’un des éléments clés que nous développons. Certaines choses ont changé depuis mon arrivée au Reina Sofia. D’abord, à l’époque, les archives n’intéressaient personne; aujourd’hui, c’est un sujet à la mode. Les archives sont en outre devenues des marchandises, souvent vendues par morceaux. Or, il me semble essentiel qu’elles soient conservées dans leur totalité et qu’elles soient accessibles au public. Il y a, en général, une homogénéité dans le classement des archives, alors que l’on devrait percevoir des différences. Nous travaillons actuellement avec des artistes du Guatemala, d’origine maya. Dans leur langue, il n’existe pas un mot unique pour désigner l’« art ».Donc,lorsque nous cataloguons l’un de ces objets sous cette catégorie, nous imposons un ordre établi. Toutes ces réflexions impliquent que celui qui a accès aux archives puisse penser la manière dont elles sont organisées. Enfin, il faudrait dans la mesure du possible que les archives restent sur leur lieu d’origine. Nous faisons beaucoup d’efforts pour créer un réseau d’archives locales. Il est aussi très important de créer des liens entre le bien commun et les archives.
Vous avez été parmi les premiers à parler du musée comme d’un « espace performatif », au sens d’un lieu que les visiteurs puissent pratiquer et s’approprier. Pensez-vous que les musées occidentaux sont aujourd’hui devenus des espaces performatifs ?
De façon générale, je dirais que oui, même si ce concept a de nombreuses significations possibles. Il me paraît important qu’un musée se situe selon trois points de vue différents : à partir des collections et du lieu où elles ont été constituées et où elles sont conservées, à partir du présent et de l’époque contemporaine (now time), au sens où l’entendait Walter Benjamin, et en fonction des publics auxquels il s’adresse. Cela implique trois questions : d’où, quand et avec qui. Si, par performatif, on entend ces trois points de vue, je crois en effet que les musées sont performatifs.
On a beaucoup dit que le fait que Guernica fasse venir un grand nombre de visiteurs vous permet d’échapper à la tendance qui consiste à programmer des expositions blockbusters. Est-ce toujours le cas ?
Le musée accueille effectivement de nombreux visiteurs grâce à Guernica, mais le tableau est dans une salle relativement petite. Tous ne tiennent pas dans cet espace. Quand je suis arrivé, il y avait 1,5 million de visiteurs par an; aujourd’hui, ils sont plus de 4 millions. Au cours des dernières années, nous avons entrepris bien d’autres choses pour faire croître la fréquentation du musée. Le Reina Sofia a la chance d’avoir deux palais dans le parc du Retiro. Autrefois, la programmation n’y était pas très stable; nous l’avons donc repensée en fonction des visiteurs du parc. Nous recensons trois types de visiteurs : ceux qui s’intéressent à nos collections ou à nos expositions temporaires, ceux qui participent activement à nos programmes culturels. Collection, expositions et activités sont plurielles (sans être trop éclectiques, j’espère). Elles s’adressent à une multiplicité de visiteurs (le grand public et des minorités), ce qui constitue finalement une large communauté. Et la troisième catégorie, bien sûr, ce sont les touristes qui viennent voir Guernica, Salvador Dalí et Joan Miró, mais aussi les visiteurs du parc qui n’ont pas l’habitude d’entrer au musée. Leurs comportements et leurs attentes sont très différents de ceux des deux autres types de visiteurs mentionnés. Les artistes et les commissaires sont conscients de cela quand ils travaillent dans ces espaces. C’est un défi pour eux lorsqu’ils préparent une exposition. De plus, le Reina Sofia est comme une ville : certains visiteurs y viennent de façon quasi quotidienne, car ils savent qu’il se passe toujours quelque chose. Mais 70% de ces visiteurs ont un accès gratuit au musée – une proportion que j’ai beaucoup augmentée. L’argent doit donc provenir d’ailleurs, par exemple des restaurants ou de la boutique. Il y a également deux fondations qui soutiennent le musée. Actuellement, un peu plus de 60% de notre budget est public. La tendance dans le monde est à la privatisation de tout, y compris du service public de la culture, qu’il me paraît néanmoins très important de préserver – et nous prenons grand soin de le faire au Reina Sofia. Dans ces conditions, nous ressentons effectivement assez peu la pression qui peut conduire à programmer des expositions spectaculaires, pour leur rentabilité.
« un musée comme le reina Sofia ne peut être une forteresse isolée du monde extérieur. Mais nous travaillons toujours avec des institutions “situées”, sans imposer notre position et en privilégiant une forme de dialogue entre égaux. »
Qu’en est-il de vos rapports avec les galeries, qui sont parfois amenées à financer des expositions entières dans des musées publics, au risque d’y perdre une part de leur indépendance ?
Nous devons bien sûr faire face à ces difficultés : il peut y avoir des conflits d’intérêts lorsqu’une galerie se trouve trop engagée dans la programmation d’un musée. L’enjeu est que les décisions de programmation demeurent de la responsabilité de l’institution, en tant que service public. La provenance de l’argent est un autre enjeu, comme l’a montré ce qui s’est passé récemment dans les musées américains, en particulier au Whitney Museum of American Art, à New York. Les musées, en tant qu’institutions publiques, doivent maintenir des positions éthiques et politiques très claires. La situation actuelle est complexe parce que des galeries mènent des recherches et des projets que nous, musées publics, n’avons plus les ressources pour organiser. Mais, évidemment, le but d’une galerie est toujours économique. Il ne faut pas perdre de vue que ce qui importe pour une institution publique, ce n’est pas le profit, qu’il se mesure en termes financiers ou d’industrie culturelle, mais le service. En ce sens, il est essentiel de conserver l’autonomie des institutions et de les préserver des pressions politiques.
Il est bien connu que vous avez ouvert le Reina Sofia à toute la scène sud-américaine. Vous avez également souvent parlé de la proximité géographique de l’Espagne avec l’Afrique du Nord. Est-ce toujours quelque chose qui vous préoccupe ?
Oui, cela fait partie de notre histoire. D’autant plus que la mer Méditerranée, qui est l’origine de notre civilisation européenne, est aujourd’hui devenue un grand cimetière. Il est important de comprendre le nord, mais aussi le sud de la Méditerranée. Les pays arabes sont essentiels. Cette année, nous préparons une exposition intitulée « Trilogie marocaine », une histoire de l’art moderne et contemporain marocain, qui aura un accompagnement dans la collection et dans la programmation culturelle.
Quel est selon vous l’état actuel de la scène artistique madrilène ? A-t-elle été dynamisée,au cours des dernières années, par la Foire ARCO qui se tient ce mois-ci ?
Madrid est évidemment une ville très vivante qui appartient à ses habitants. Elle réunit des structures officielles fortes, mais lorsque l’on va, par exemple, dans le quartier de Lavapiés, on sent que la rue appartient au peuple. C’est ce qui rend la ville attirante. Elle compte aussi de nombreux collectionneurs : des Latino-Américains qui ont ici une résidence et des Espagnols à l’envergure internationale, comme Helga de Alvear. Pourtant, le marché de l’art espagnol est fragile. ARCO est avant tout un événement propice aux rencontres, ce qui est important pour la ville.
Madrid attire-t-elle aussi les artistes ?
Il y a des artistes à Madrid, mais c’est quelque chose qui pourrait être développé dans les années à venir. Il faudrait notamment promouvoir un système de résidences. Une ville ne peut évidemment être dynamique en matière de création que si des artistes y sont installés.
João Fernandes, l’ancien sous-directeur du Reina Sofia, est portugais. Il avaitauparavant dirigé la Fundaçao de Serralves à Porto. L’ARCO s’est également établie à Lisbonne. Quels sont les liens de Madrid avec cette ville ?
Les deux pays sont côte à côte, mais dos à dos depuis des siècles. D’un point de vue institutionnel, c’est très différent. Lisbonne est intéressante en ce moment, elle abrite une très forte communauté artistique – ce qui est aussi le cas du Pays basque.
L’Espagne compte de nombreuses fondations privées : le Centro Botín à Santander, la Caixa à Barcelone et à Madrid, ou encore la future Fundación Sandretto Re Rebaudengo à Madrid. On oppose souvent public et privé, mais en Espagne, ils semblent cohabiter assez harmonieusement.
En ce moment, il y a un équilibre, mais la tendance mondiale, comme je vous le disais précédemment, est plutôt au retrait des États. Le fait qu’il existe des fondations privées ne devrait pas être une excuse pour laisser reculer le service public. L’important, ce sont les peuples et non les profits.
Le Centre Pompidou et d’autres musées dans le monde créent des antennes hors de leur pays d’origine. Y pensez-vous pour le Reina Sofia ?
Cela dépend ce que l’on entend par antennes. Si l’on pense à des franchises, alors je suis en désaccord total. Pour moi, c’est une part du système néolibéral dans lequel nous vivons. Mais si l’on pense à des collaborations entre différentes organisations participant à un programme commun, de façon égale indépendamment de la complexité de leur structure, ces relations et le réseau que cela crée deviennent importants. Dans un monde global, on ne peut pas rester seul, mais il est essentiel de ne pas être diffusé par la globalisation. Un musée comme le Reina Sofia ne peut être une forteresse isolée du monde extérieur. En 2018, nous avons ainsi mis en place un projet avec l’Archivo Lafuente, à Santander. Mais nous travaillons toujours avec des institutions « situées », sans imposer notre position et en privilégiant une forme de dialogue entre égaux. L’art contemporain est l’art de la globalisation et de la période néolibérale actuelle, mais l’art, c’est aussi une peinture de Diego Vélasquez ou un portrait de Ceija Stojka – si elle en a jamais peint.
Un nouveau ministre de la Culture a pris ses fonctions récemment en Espagne. Son prédécesseur était apprécié du monde de l’art parce qu’il en était familier. Que pensez-vous de cette nomination ?
À l’heure où nous parlons, je ne le connais pas personnellement, mais des gens en qui j’ai confiance considèrent qu’il est mesuré et ouvert. De plus, il y a deux ans que nous n’avons pas de gouvernement. Tout est provisoire. Au quotidien, on s’en sort, mais pour les projets à long terme et pour développer des idées nouvelles, c’est beaucoup plus difficile. J’espère que ce nouveau gouvernement trouvera un peu de stabilité. Nous avons besoin que les musées et les universités soient comme les théâtres grecs, qui traitaient des espoirs et des terreurs de la société. La possibilité de débattre de tout, de religion, de genre, de politique, était un symptôme de santé de la démocratie athénienne.