Comment vivez-vous personnellement ce confinement ?
Une traversée. Comme le temps qui change de nature quand vous embarquez pour une longue navigation, tous les rythmes de terrien se conforment soudain aux exigences du bateau. Anticiper, veiller, régler, calculer le cap en fonction des dépressions à venir, assumer les tâches quotidiennes, bricolage, cuisine, vaisselle, votre embarcation est votre destin et la météo votre maîtresse exigeante. Le reste, ce sont les nuages, le mouvement des vagues, le dessin des risées sur l’eau, les couleurs de la mer, les étoiles, les lectures, le journal de bord. Ce confinement est d’une nature semblable même si manque le bruit de l’étrave qui fracasse la vague. Et, en effet, l’usage des heures n’est plus le même : la hâte, l’attirance scintillante des événements, l’appétit pour des situations nouvelles, un certain plaisir à vivre la succession stochastique des moments d’une journée, le lancer de projets comme sport quotidien, les idées qui déplacent les usages, les amis qui s’esclaffent, les excès, tout cela est resté à terre.
IL FAUDRAIT SE RÉJOUIR DE CETTE OCCASION INOUÏE DE DÉPLOYER NOS VIES INTÉRIEURES
Il faudrait se réjouir de cette occasion inouïe de déployer nos vies intérieures et se dire que l’essentiel est retrouvé, que ce dont se désolait Paul Valéry est surmonté : l’interruption, l’incohérence, la surprise sont des conditions ordinaires de notre vie. Elles sont même devenues de véritables besoins chez beaucoup d’individus dont l’esprit ne se nourrit plus, en quelque sorte, que de variations brusques et d’excitations toujours renouvelées (*). Ce précieux repos auquel nous accédons malgré nous nous permet en effet de retrousser temporairement l’inversion hiérarchique entre vie active et vie contemplative dont l’époque moderne s’est rendue coupable et, fleurissent ici et là, dans des billets d’humeur que diffusent des sages, de nombreuses contritions. Ne plus se laisser prendre aux chimères de la vie active, réinventer notre relation à nous-même, à la nature, haïr la productivité, détester la mondialisation, mépriser le marché de l’art, bref, dans le miroir déformant de l’instant, comme avec la gamberge lors d’une insomnie, nos péchés dans ce confinement deviennent immenses. Oui, mille fois oui, nos excès, notre prédation, notre délire consommateur, tout cela doit être transformé. Mais,ce que je ressens dans ce confinement, c’est aussi le manque humain auquel la pluie d’excellentes recommandations électroniques ne peut se substituer. Avancer avec
une équipe, voir des œuvres en vrai, des gens réels, des vies joueuses, des artistes qui créent, qui doutent, qui affirment, discuter avec des commissaires, des critiques ou des galeristes qui s’engagent, qui risquent, qui parient, soutiennent et en parlent; faire des projets risqués, impossibles, en débattre. Bref, vous aurez beau dire la beauté de ce repli nécessaire, mais l’échange, la vie et les œuvres en vrai, les passionnés avec lesquels on dispute pendant des heures, j’adore ça et j’ai hâte de les retrouver.
Comment les Beaux-Arts de Paris se sont-ils organisés ?
L’antienne du moment, c’est bien sûr la continuité pédagogique que nous assurons scrupuleusement, mais ce qu’enseignent les Beaux-Arts de Paris n’est pas seulement de la connaissance, ni même seulement de la virtuosité, des savoir-faire. Bien sûr l’histoire de l’art, l’économie, la science, la philosophie, les techniques, le numérique, le dessin, tout cela y est enseigné à un très haut niveau, mais pas du tout comme un corpus qu’il faudrait maîtriser. Plutôt comme un paysage auquel par réaction, créativité, bricolage, inspiration, invention, il faut répondre en cherchant en soi, avec esprit et liberté, avec autonomie et singularité, des formes inédites. Le principe est d’atteindre ce qu’un astrophysicien merveilleux venu à l’École au mois de février, Aurélien Barrau, qualifiait d’objets paroxystiques qui condensent ce que l’on sait et ce que l’on ne sait pas. Pour lui, c’est là une description des trous noirs et, pour moi, une très juste définition de ce qu’est une œuvre d’art. Donc oui, les professeurs, les enseignants délivrent quotidiennement des cours, des messages, des informations, des conseils et des Zooms, des blogs, Facebook et autres sont devenus les outils quotidiens de notre famille. Les conservateurs, les bibliothécaires, les enseignants mettent en ligne leurs cours, leurs ressources, les acquisitions, leurs recherches, leurs projets d’exposition, tout cela fonctionne très bien. Mais, cette traversée exigeante que vivent les étudiants pendant ce confinement doit être aussi dédiée à la rêverie, à l’ennui et ses vertus, à l’autre leçon pleine d’humour de Christian Boltanski quand L’Express lui demandait à quoi ressemblaient ses journées et qu’il répondait : « Je reste couché sur un lit à regarder la télé. Il ne faut pas penser qu’on a de nouvelles idées toutes les cinq minutes. La macération est très longue. Quand j’étais professeur aux Beaux-Arts, je disais à mes étudiants : il faut attendre et espérer. Malheureusement, ne rien faire est difficile. »
Plus opportunément que je ne le pensais, je préfaçais dans cet esprit, juste avant le confinement, un excellent livre de Jean-Miguel Pire qui vient de paraître sur l’Otium, l’otium studiosum, ce concept du loisir studieux et fécond né dans l’antiquité latine, moment préservé consacré au développement du sujet et non pas à sa productivité. Moment opposé au negotium et indispensable pour le citoyen qui en s’enrichissant favorise aussi la qualité politique de sa communauté. Dès les premières pages, une citation de Montaigne m’avait retenue, je la trouve de circonstance, la voici : « Dernièrement, écrit-il dans Les Essais, que je me retirai chez moi, délibéré autant que je pourrai, ne me mêler d’autre chose que de passer en repos et à part ce peu qui me reste de vie, il me semblait ne pouvoir faire plus grande faveur à mon esprit, que de le laisser en pleine oisiveté, s’entretenir soi-même, et s’arrêter et rasseoir en soi ». Voilà, offrir de la connaissance, et permettre à chacun de rasseoir en soi, c’est l’esprit du lien que nous maintenons à l’École entre nous.
Sur quels projets travaillez-vous pendant cette période ?
Les Beaux-Arts de Paris sont une école, un centre d’art et un musée dotés d’une collection inouïe. Nous avons créé avec le Palais de Tokyo une filière des métiers de l’exposition qui forme une vingtaine d’étudiants et se met au service des étudiants et des artistes pour inventer d’autres formes d’exposition. Elle vient de produire avec le FRAC Île-de-France à Rentilly une exposition (ou plutôt un montage pour emprunter à Jean-Jacques Lebel ce mot faisant allusion à l’hybridation entre exposition et montage cinématographique) intitulée « Le Cabaret du Néant », associant artistes contemporains, chefs-d’œuvre de la collection et œuvres d’étudiants. C’est une réussite spectaculaire qui ouvre la piste à ce sur quoi nous travaillons, « Le Théâtre des Expositions ». Une nouvelle forme installée dans le Palais des expositions quai Malaquais qui nous permet d’offrir aux étudiants une situation qui sera le mode permanent de réinvention du médium exposition. Mêlant projets des jeunes artistes, des professeurs, des conservateurs, spectacle permanent d’expositions et de performances simultanées en train de se faire et se défaire publiquement, c’est un laboratoire qui ne ressemblera à ce que fait aucun autre lieu d’exposition et où nous découvrirons chefs-d’œuvre de la collection associés aux travaux les plus poivrés des jeunes. Nous devions ouvrir le premier acte de ce théâtre voici quinze jours.
Je suis impatient. Impatient !
www.beauxartsparis.fr
(*) Les citations de Valéry et Montaigne sont issues du livre de Jean-Miguel Pire, Otium, paru chez Actes Sud en 2020.