Comment vivez-vous personnellement ce confinement ?
J’ai la chance de me trouver dans un environnement dans lequel il est possible, sans trop de difficultés, de se livrer à la gymnastique à laquelle, comme nombre de citoyens, je m’exerce chaque jour, soit la prise en charge et la conjonction, en un même lieu, de diverses activités ou fonctions qui sont d’ordinaire séparées et externalisées : la crèche, l’école, les déjeuners, le travail professionnel et personnel, etc. Je remarque à cet égard que la crise que nous vivons a brutalement accéléré, à une échelle planétaire, la mise en œuvre d’un large pan du programme du capitalisme avancé : télétravail, porosité de la vie personnelle et de la vie professionnelle, dématérialisation, pluriactivité, etc. Sauf que tout cela s’est mis en place de façon précipitée, sans préparation, et se déploie, comme disent les ingénieurs, en mode « dégradé » et complètement hors-sol, puisque toute la vie économique et sociale du pays et d’une grande partie de la planète est paralysée. S’il y a évidemment une dimension dramatique dans la crise actuelle, j’y vois aussi une sorte de fable satirique, qui viendrait prouver par l’absurde que l’union du capitalisme et de la technologie ne conduit pas nécessairement au meilleur des mondes.
Comment votre école s’est-elle organisée ?
Nous avions commencé à travailler sur l’hypothèse de la fermeture de l’établissement plusieurs jours avant que celle-ci ne soit annoncée. Si bien que nous n’avons pas été vraiment pris de cours, du moins sur les fonctions stratégiques et les opérations prioritaires. Aussi avons-nous pu assurer très rapidement ce qu’il est convenu d’appeler la continuité administrative et pédagogique. Ensuite ne nous leurrons pas : l’expérience que nous vivons est fondamentalement une expérience de la discontinuité. Ce qui nous place, en tant qu’école de création, dans une position ambivalente. D’un côté, il est de notre responsabilité institutionnelle de produire le maximum de continuité : c’est dans cet esprit que nous maintenons les enseignements et le concours d’entrée, via des solutions qui permettent de les organiser à distance, et que nous projetons de reporter le passage des diplômes, en sorte que les étudiants puissent les préparer dans des conditions aussi proches que possible de la « normale ». Mais d’un autre côté, nous ne sommes pas dans une situation normale et il est de notre responsabilité pédagogique de prendre acte de la discontinuité, de ne pas vouloir la suturer à tout prix. Car ce que nous vivons est tout de même assez considérable : c’est à la fois un événement et une expérience, au sens fort de ces deux mots, c’est-à-dire une rupture et une épreuve, lesquelles ont aussi un pouvoir de révélation qui, comme le rappelait récemment Bruno Latour dans AOC, nous met en situation de réinterroger tout le paradigme dominant de la production. Ce qui fait au moins trois bonnes raisons pour que les artistes et les designers se sentent instamment requis et transformés par ce qui arrive. Comment faire la part du discontinu dans l’exigence institutionnelle de continuité, c’est une question que toutes les écoles d’art doivent se poser.
Sur quels projets travaillez-vous pendant cette période ?
Parmi les projets que nous avions engagés, il y en a au moins trois auxquels la crise actuelle donne une résonance particulière et sur lesquels notre nouveau régime d’activité nous permet de travailler plus en profondeur. Le premier concerne le design, la santé et le soin, qui est en train de devenir un axe fort de nos enseignements et de notre labo de recherche. Le deuxième porte sur la transition écologique, qui doit désormais innerver tous les secteurs de l’école comme elle doit devenir un sujet majeur pour tout le monde. Un troisième concerne le design en milieu rural, qui constitue à mes yeux un enjeu majeur, aussi bien pour la ruralité, dont le potentiel est aujourd’hui considérable, que pour le design, qui s’est historiquement construit autour du paradigme urbain. Je vois plus largement dans la crise que nous vivons une confirmation d’un credo qui est le mien depuis longtemps : à savoir que le design doit être au service du bien commun et que rien ne vaut un service public du design pour garantir un design de service public.
Quels dispositifs avez-vous ou allez-vous mettre en place pour rester en contact avec les étudiants et le public ?
En plus des outils traditionnels et de divers dispositifs plus ou moins expérimentaux visant à poursuivre et réinventer les enseignements, nous avons mis en place une lettre collective interne, qui repose sur l’idée que l’expérience que nous vivons est propice à la réflexion. Toutes les conditions sont en effet réunies pour l’exercice d’une pensée à la fois métaphysique, critique et imaginative. À cet égard, il y a sans doute une école du confinement. Mais c’est aussi le rôle d’une école comme la nôtre que d’accompagner le déploiement d’une telle pensée. C’est là l’esprit de cette lettre hebdomadaire et collective, comme une tentative d’étendre l’école aux confins de nos vies confinées.