À rebours de tout fétichisme des objets, et opposé à un système de l’art perçu comme trop académique ou bourgeois, l’arte povera privilégia, dans ses modes d’expression, dès le début des années 1960, la dimension de la performance. Par-delà des œuvres à contempler, les gestes et les attitudes caractérisaient en premier lieu une certaine idée de l’art défendue par une quinzaine d’artistes réunis sous une étiquette inventée par le critique d’art Germano Celant. Michelangelo Pistoletto, Alighiero Boetti, Giulio Paolini, Luciano Fabro, Mario Merz, Giuseppe Penone, Marisa Merz, Jannis Kounellis, Gilberto Zorio, Pino Pascali, Emilio Prini, Eliseo Mattiacci…, tous cherchaient à poétiser la vie quotidienne, en combinant les arts visuels et le geste théâtral, pour enrober le plaisir de la contemplation dans une vraie dynamique événementielle; dans un acte du corps redoublant l’acte artistique. Comme une sorte de chaînon manquant entre l’art conceptuel et l’imaginaire des années pop, alors dominants dans le paysage de l’art.
L’expérience du visiteur
C’est précisément à ce tropisme performatif que s’attache l’exposition du musée d’Art moderne et contemporain (MAMC+), « Entrare nell’opera/Entrer dans l’œuvre », produite en collaboration avec le Kunstmuseum Liechtenstein, à partir du commissariat original de Christiane Meyer-Stoll. À Saint-Étienne, le récit et la mise en scène de cette aventure artistique intense appréhendée par le biais spécifique de la performance sont orchestrés par Alexandre Quoi, responsable du département scientifique du MAMC+. Complétant la densité des œuvres emblématiques du mouvement italien – Apoteosi di Omero de Giulio Paolini, Senza titolo (Da inventare sul posto) de Jannis Kounellis, In cubo, per Carla Lonzi de Luciano Fabro, Puits, carton et miroir, Table à manger et Mappemonde de Michelangelo Pistoletto… – par des pièces du groupe Supports/Surfaces ou de l’art postminimal issues des collections du musée (Daniel Dezeuze, Claude Viallat, Franz Erhard Walther…), Alexandre Quoi raccroche la singularité du geste de l’arte povera au contexte d’une époque artistique dominée par l’effacement des frontières entre peinture et sculpture, entre galerie et rue, entre sol et mur, entre art et vie.
Le geste de ces artistes italiens fut constamment indexé à cette volonté d’exploser le cadre de l’art pour miser sur les interactions entre le corps, la temporalité et l’espace.
Le grand intérêt de l’ensemble tient surtout à la richesse des archives photographiques et filmiques, consignant les performances, qui rappellent combien cette scène italienne fut le théâtre d’un art majeur. L’œuvre, en dépit de sa « pauvreté » supposée (simplicité des matériaux utilisés), n’y existait qu’à proportion d’une situation et d’un enjeu scénique. « Sur la base de l’action, le corps et les objets de l’artiste étaient intégrés dans des processus narratifs et des scénarios situationnels », explique Alexandre Quoi. Le parcours en quatre sections évolutives conduit d’un diagnostic contextuel, documenté par des traces visuelles, vers les œuvres elles-mêmes. C’est bien le corps actif du spectateur qui est sans cesse convoqué, sans quoi une pièce resterait une coquille vidée de sa substance. L’invitation à une expérience demeure la marque de fabrique de ce mouvement inventif dans sa poétisation des modes de présence au monde.
Pour l’installation Microfoni, Gilberto Zorio invite par exemple le public à se saisir d’un des huit micros pendus au plafond afin de faire entendre sa voix. Avec Essere d’Eliseo Mattiacci, le visiteur est convié à prendre un marteau, sur lequel est inscrit « Essere » (« être » en italien), pour frapper sur une plaque en acier et laisser la trace de son action sur l’œuvre. Chez Alighiero Boetti, l’expérience du temps s’incarne dans l’attente inespérée qu’une lampe s’allume, alors que, dépourvue d’interrupteur, elle est contrôlée par un programme aléatoire qui la fait briller une seule fois par an (Lampada annuale, 1967).
Dimension performative
En écho au titre de l’exposition mythique de Harald Szeemann à la Kunsthalle de Berne en 1969, « Quand les attitudes deviennent forme », le geste de ces artistes italiens, durant les années 1960, de Turin à Rome, fut constamment indexé à cette volonté d’exploser le cadre de l’art pour miser sur les intéractions entre le corps, la temporalité et l’espace. Selon eux, la frontière entre les arts visuels et le théâtre devait être franchie. Marqué par les expériences du Living Theatre, Michelangelo Pistoletto créa sa propre compagnie de théâtre de rue, Lo Zoo, active jusqu’en 1969; Jannis Kounellis et Giulio Paolini travaillèrent quant à eux avec Carlo Quartucci dans la tradition du théâtre de l’absurde. Deux expositions mémorables, présentées à un mois d’intervalle, en 1969, juste avant celle de Harald Szeemann, consacrèrent cette inclination « performative » : Mario Merz disposa dans l’espace de la galerie L’Attico, à Rome, un igloo, des branchages, un néon, surmontés de l’inscription « Che fare ? » [« Que faire ? »]; Jannis Kounellis, à la recherche d’une « instabilité à la fois intellectuelle, émotive et sensorielle », transforma l’espace de la même galerie en écurie, où douze chevaux vivants furent attachés. Cette dimension performative, mais aussi collaborative, en dépit des « styles » affirmés de chacun, traverse le parcours de l’exposition, efficace dans le soin qu’elle apporte à la cartographie d’une aventure collective entièrement vouée à sortir l’art dans la rue – voire dans les discothèques, à l’image du Piper Pluriclub, à Turin, où les artistes s’activèrent entre 1966 et 1969. En témoigne une salle réjouissante, pleine de photos d’archives de ce nightclubbing débridé et ultracréatif. Les Italiens n’avaient alors rien à envier à la Factory new-yorkaise d’Andy Warhol.
Mêler l’art à la vie
Ce qui est très beau dans l’exposi-tion tient beaucoup à cette impres-sion que la majorité des photogra-phies rassemblées forment une part entière de l’héritage de l’arte povera. Leur richesse documentaire par-ticipe d’une démarche globale qui conjure sa dimension éphémère par la volonté d’en conserver des traces infimes. Moins comme le signe d’un trophée que comme celui d’un jeu actif dont l’histoire de l’art garde les souvenirs. De manière fragile et intense à la fois. « Pauvre », mais joyeux et insolent, ce mouvement artistique inventa une position que Pistoletto qualifia lui-même de « latérale » dans un texte programmatique de 1967. « Pas question de changer les formes tout en laissant le système intact, il faut plutôt emmener intactes les formes hors du système […]. Toutes les formes sont à notre disposition, tous les matériaux, toutes les idées et tous les moyens de les exprimer. Le chemin où l’on marche en biais sur le côté mène hors du système qui, lui, va tout droit. » Le pas de côté auquel invitèrent Pistoletto et tous ses complices dans une sorte de guérilla contre le système des objets reste la marque vibrante d’un geste artistique voué à fabriquer un espace à la frontière de l’art et de la vie.
La dimension performative traverse le parcours de l’exposition, efficace dans le soin qu’elle apporte à la cartographie d’une aventure collective vouée à sortir l’art dans la rue.
Il n’est pas exclu de voir dans le miroir qu’il nous tend aujourd’hui quelques signes de sa résonance. Transformer le concept de l’art, multiplier les déplacements et les mouvements : rien de l’esprit de l’arte povera ne s’est complètement perdu dans la richesse des productions artistiques actuelles. À Saint-Étienne, cet héritage s’expose dans la simplicité de ses appareils subversifs.
« Entrare nell’opera / Entrer dans l’œuvre : actions et processus dans l’arte povera , 30 novembre 2019-3 mai 2020, musée d’Art moderne et contemporain de Saint-Étienne, rue Fernand-Léger, 42270 Saint-Priest-en-Jarez.