Le MAD (musée des Arts décoratifs) est une institution particulière, car, ayant un statut associatif, il est financé par des fonds à la fois privés et publics. Est-ce à dire que pour toute votre programmation, vous devez faire appel à des mécènes ?
La subvention importante que nous recevons de l’État s’efforce de couvrir les salaires et une partie des investissements. Tout ce qui relève de la programmation des expositions, publications, acquisitions, restauration des œuvres, est en effet presque entièrement engagé sur les fonds levés par la maison. Jusqu’à présent, aucun budget spécifique n’est alloué chaque année aux expositions. Le mécénat et les partenariats occupent donc une place cruciale dans la politique culturelle de l’établissement. De ce point de vue, le musée des Arts décoratifs a toujours été un lieu très observé. À son arrivée en janvier 2019, Sylvie Corréard, notre directrice générale, a décidé de remettre les choses à plat, en instaurant une perspective pluriannuelle. Cette meilleure vision des années à venir permet de mieux accompagner les équipes. Mais il est évident que nous dépendons lourdement de contributions extérieures et de la générosité de nos mécènes et donateurs, notamment pour mener à bien notre politique d’expositions temporaires.
Les levées de fonds constituent donc une part importante de votre activité…
C’est même un élément constitutif de l’histoire de l’institution depuis le milieu du XIXe siècle. En 1864, l’idée du musée a été portée par les industries d’art, ce que l’on n’appelait pas encore les industries du luxe, et par des amateurs éclairés, qui ont investi beaucoup d’argent dans ce projet, notamment en constituant les collections. En 1905, ils ont ainsi financé l’installation du musée dans cette aile du palais du Louvre, qui appartient à l’État. Avec les équipes de la maison, Sylvie Corréard et moi-même donnons beaucoup de notre temps au mécénat et à la recherche de financement, en lien étroit avec le conseil d’administration, qui a toujours assumé cette coopération public/privé de manière exemplaire. À l’instar d’un board of trustees à l’anglo-saxonne, les membres de ce conseil sont libres, ils sont responsables des comptes que nous leur soumettons, ils sont généreux financièrement et/ou en conseils, mettant au service de l’institution leurs moyens et leurs réseaux. Le Comité international du musée et les Friends, créés de manière visionnaire par Hélène David-Weill dès les années 1990 et basés à New York, sont une aide plus que précieuse.
Le président actuel du MAD est Pierre-Alexis Dumas, directeur artistique général d’Hermès International. A-t-il une influence sur les activités de l’établissement ?
En 2015, son élection a marqué un certain retour à l’idée du métier et au regard du professionnel passionné d’« industries d’art », après plusieurs présidents qui avaient plutôt des profils de collectionneurs et d’amateurs d’art très informés. C’était aussi une manière de renouer avec cette autre tradition de la maison, à parts égales depuis 1864. Pierre-Alexis Dumas a intégré le conseil alors qu’il était jeune, reprenant le flambeau après la mort de son père, Jean-Louis Dumas, une figure majeure de ce conseil. Il a aussi contribué de manière cruciale à la Fondation d’entreprise Hermès, connue pour son sens aigu de ce qu’est la véritable philanthropie. Depuis son arrivée – et nous avons la chance de pouvoir compter sur sa présence et ses conseils à tout moment –, Pierre-Alexis Dumas ne juge les sujets abordés qu’au bénéfice de l’institution culturelle qu’il préside. Il oriente, écoute, challenge au sens positif du terme, et intervient en outre à titre personnel pour nous aider à la recherche de fonds ou nous soutenir avec générosité, comme il l’a fait pour la réouverture de nos salles de design. Sans doute sa présence à nos côtés fait-elle de nous le seul musée qui ne pourra jamais organiser une belle exposition sur Émile Hermès, qui est pourtant un vrai sujet d’histoire des arts décoratifs ! Nous avons présenté en 2018 une exposition sur la collaboration entre Martin Margiela et Hermès, car il semblait passionnant de nous interroger sur la raison qui a incité un grand créateur tel que Margiela à travailler, à un moment donné, avec une maison qui ne porte pas son nom. La notion de collaboration est centrale dans l’histoire de la mode. De façon plus générale, les membres de notre conseil d’administration sont d’influence, mais ne nous influencent pas, ils sont intéressés sans intéressement, ils nous soutiennent, dans une émulation positive et bienveillante.
Vos mécènes valident-ils le contenu des expositions ?
Certainement pas. En revanche, les tenir informés en temps réel de ce à quoi ressemblera l’exposition, chaque projet réussi étant le fruit d’une discussion, d’un dialogue étroit, me semble une évidence, pour une maison de mode comme pour tout créateur vivant. Cela tient presque du principe moral et déontologique. Mais, en aucun cas, nous ne recevons d’injonctions venues d’ailleurs, ni de validation de contenus. J’ai bien conscience de ce qui est de l’ordre du fantasme lorsque l’on parle de mécènes et de partenaires dans les domaines qui sont ceux du musée des Arts décoratifs, la mode et le luxe. La réalité est souvent plus simple et bien peu manichéenne, faisant fi de l’aspect « les bons et les méchants » de la chose. Pour organiser une exposition comme « Christian Dior, couturier du rêve » en 2017, il me semblait aller de soi de travailler en parfaite intelligence avec ces partenaires majeurs que sont Christian Dior Couture, Dior Parfums et le groupe LVMH en tant que tel. La plus belle collection Christian Dior appartient à la maison Dior, qui ne cesse d’enrichir ses archives et emploie un personnel hypercompétent, que je considère comme des collègues. Il paraissait normal également d’échanger avec eux sur la nature du projet et d’avoir une discussion ouverte, comme ce qui se produit avec n’importe quel artiste contemporain bénéficiant d’une exposition dans un musée. Lorsque Jeff Koons a une exposition, ses galeries participent souvent à son financement, et l’artiste est impliqué dans le choix des œuvres. S’il y a une période qu’il aime un peu moins, il peut même lui arriver de l’occulter.
Les membres de notre conseil d’administration sont d’influence, mais ne nous influencent pas, ils sont intéressés sans intéressement, ils nous soutiennent, dans une émulation positive et bienveillante.
Dans les années 2000, le monde des musées a connu une sorte d’ivresse des expositions des mai-sons de luxe, parce que c’était le début, un goût inédit. Aujourd’hui, nous nouons un réel dialogue avec les maisons, tout en proposant une véritable approche scientifique et culturelle. Nous devons trouver un point d’équilibre avec le partenaire, c’est un processus très sain. Lorsqu’une maison nous sollicite, si nous constatons, en début de discussion, qu’elle pense arriver en terrain conquis, en général, le projet n’ira pas très loin. Si l’objectif est d’organiser un événement commercial, des espaces au musée y sont dédiés, mais cela ne fait pas partie de notre programmation scientifique. Il y a eu dans le passé beaucoup d’excès, qui ont touché les musées de plein fouet, et le nôtre en particulier – je pense notamment à l’exposition « Louis Vuitton – Marc Jacobs » [en 2012]. Nous avons pris le temps de repenser les choses, comme l’a illustré l’exposition « Christian Dior ». Chacun doit jouer son rôle et parler depuis une position légitime. Nous préparons pour 2021 une exposition « Elsa Schiaparelli », créatrice dont nous conservons les archives. Il me paraît normal de monter ce projet avec la maison de couture, qui tient à le soutenir de façon très significative, car elle sait que nous avons besoin de ce soutien financier. Mais l’exposition est conçue par le musée, en lien avec la maison. Que Diego Della Valle, le propriétaire de la marque, ait envie de montrer l’importance historique et artistique de cette femme, je ne vois pas où est le problème.
Quelle serait la frontière à ne pas franchir avec les marques de luxe ?
La limite à ne pas dépasser, ce serait qu’une marque de luxe considère le musée comme une sorte de hangar à louer, sans que le musée ne soit partie prenante parce que tout est payé. Se donner et se taire. Cette limite, depuis que je suis ici, n’a pas été franchie. C’est ce que l’on m’a demandé en me recrutant. Quelle que soit la difficulté financière de l’exercice, quel que soit le nombre de projets que nous sommes contraints de repousser, voire d’annuler, nous nous en tenons à cette ligne, car c’est nécessaire. Les projets doivent avoir du sens par rapport à ce qu’est le musée : il a une signature, et si quelqu’un veut monter à bord, c’est en respectant ses règles et l’esprit des lieux. C’est fondamental et, aujourd’hui, tous les mécènes et partenaires le comprennent. D’expérience, et sans grande naïveté, j’ai le sentiment que toutes les maisons de mode ou de luxe, en tout cas les plus remarquables, le savent parfaitement. Nous préparons ainsi pour 2021 une exposition à propos de l’inspiration et de l’influence des arts de l’Islam sur le joaillier Louis Cartier (1875-1942), puis sur sa maison. Le sujet est extraordinaire, puisque ce collectionneur inlassable a organisé dès les années 1910 des expositions de miniatures et d’objets, ici même. Le projet est élaboré en parfaite harmonie entre la maison Cartier (notre partenaire), le musée du Louvre et le MAD.
Vous réfléchissez beaucoup au rapport entre les musées et les maisons de luxe. Votre point de vue a-t-il évolué avec le temps ?
Quand je ne faisais pas partie du musée, j’avoue avoir eu parfois un regard critique. Mais la nature de cette institution et son histoire font que les liens avec les maisons de luxe doivent être très forts, naturels et transparents. Agir autrement serait contraire à son esprit. Nous avons de nombreux échanges avec les maisons de luxe et de mode, les industries créatives : c’est le biotope du musée. Cela peut paraître parfois compliqué à comprendre de l’extérieur. Mais quand on travaille au musée, on s’aperçoit que ces dialogues sont plus que nécessaires, ils sont vitaux. Depuis six ans que je suis ici, j’accorde pas mal de temps à cette conversation continue avec les maisons de luxe. Notre modèle économique nous impose de concevoir des expositions qui tirent parti de nos affinités électives avec ces domaines. Il faut analyser avec réalisme ce que ces expositions permettent : largement,voire entièrement financées, si elles sont bien pensées, elles peuvent attirer un large public, susciter des recettes ensuite utilisées pour accomplir de manière vertueuse des projets plus compliqués à financer. Le succès de l’exposition « Christian Dior » nous a permis de réaménager nos réserves in situ et nos ateliers de restauration. Au début, j’avais souvent l’impression de faire partie d’une institution regardée un peu de travers, à la fois par les médias et par les autres musées, en raison de ces « liaisons dangereuses ». Avec le temps, je me rends compte que cette maison est éprise de liberté, mais aussi très respectueuse des règles morales et financières, et fait preuve d’une réelle transparence. Nous avons aussi la chance de compter sur des mécènes fidèles qui nous aident à défendre une position originale, y compris dans la mode.
Nous avons de nombreux échanges avec les maisons de luxe et de mode, les industries créatives: c’est le biotope du musée.
Je pense, par exemple, à la relation solide que nous entretenons avec les Galeries Lafayette, grâce à l’attention de Philippe et Guillaume Houzé. Depuis 2013, ils ont soutenu trois expositions majeures de mode, dont la riche dimension pluridisciplinaire les démarquait des expositions monographiques liées à une maison ou une marque. Ils nous ont suivis parce qu’ils aiment les idées originales, et qu’ils n’ont pas peur. Notre rôle est de parvenir à cet équilibre très subtil. Nous sommes une maison ouverte au monde et à tous, ce qu’est par essence un musée.
Les activités des mécènes des musées suscitent actuellement de nombreux débats, à l’exemple de l’affaire Sackler. Quelle est votre position sur la question ?
Il serait difficile de ne pas faire attention parce que c’est aujourd’hui une forme de sensibilité de l’opinion publique qui, d’ailleurs, est partagée par les personnels des musées, qui ne vivent pas dans des bulles – ils travaillent, votent, paient des impôts, ils ont un point de vue. Par le passé, plusieurs membres de la famille Sackler, qui faisaient partie de notre Comité international, nous ont soutenus. Ils s’en sont retirés à la suite des polémiques récentes. J’aime beaucoup la réponse que Richard Armstrong, le directeur du Guggenheim, a apportée sur cette affaire il y a un an, lors d’une conférence à Abou Dhabi sur les enjeux de la culture et des musées : avec sagesse, il a rappelé que les visiteurs succombant aux charmes délicats de la Frick Collection, à New York, ne la mettent jamais en rapport avec la vie du fondateur éponyme, un de ces robber barons américains qui n’a hésité devant rien pour accroître sa fortune et dont l’attitude, lors de la grève de Homestead en 1892, est de bien sanglante mémoire. Évidemment, il est fondamental d’être attentif quant aux mécènes auxquels on s’adresse, et de veiller à ce que l’on renvoie à l’opinion publique. Nous avons tellement besoin de mécènes que nous créons avec eux des liens très forts et, de facto, il est nécessaire que nous soyons à l’aise. L’affaire Sackler a été un élément révélateur qui a fait prendre conscience de cette question dans beaucoup d’institutions. Il va de soi que la déontologie est un principe cardinal : il est essentiel d’avoir des interlocuteurs qui portent les valeurs propres aux musées. Le monde de la mode s’interroge aujourd’hui à propos du développement durable, quand une partie de l’opinion l’accuse d’être un pollueur majeur. Qu’en dira-t-on dans vingt ans, dans un siècle ? Je suis toujours méfiant des procès médiatiques de ce type. Les musées sont les derniers foyers d’humanisme. Ils doivent intégrer pleinement ces problématiques, avec force et sans naïveté.
Vous êtes aussi le commissaire de l’exposition « Dix mille ans de luxe », actuellement présentée au Louvre Abu Dhabi. Ces projets extérieurs sont-ils importants pour le MAD ?
Le musée des Arts décoratifs est un partenaire du Louvre Abu Dhabi. Nous prêtons des œuvres remarquables aux galeries permanentes de ce musée, et avons des liens solides avec les autres musées partenaires, le Louvre en tête. À titre personnel, je me sens aussi très attaché à ce projet. Le Louvre Abu Dhabi est sans doute l’une des grandes réussites muséales de ce début du XXIe siècle, avec un vrai propos. C’est un lieu culturel passionnant, qui reflète de nombreuses questions du monde contemporain. La dimension historique et universelle du luxe fait écho à l’identité même du Louvre Abu Dhabi. Nous sommes à un moment où les maisons de luxe semblent avoir beaucoup de choses à nous dire sur ce qu’est l’art, la culture, sur ce que sont les musées. Et je ne trouve pas inintéressant et illégitime que les musées aient des choses à dire sur ce qu’est le luxe. Cette exposition permet de montrer que certains objets de luxe ont toute leur place dans un musée, d’autres non. Elle se tiendra au musée des Arts décoratifs au printemps prochain sur un mode un peu différent, selon un propos resserré autour d’une centaine d’œuvres qui toutes contribuent à écrire l’histoire millénaire du luxe. Au Louvre Abu Dhabi, cette exposition montre au public ce que nous sommes et l’ampleur quasi universelle de nos collections, qui comptent d’extraordinaires objets d’art asiatique (japonais et chinois). Elle rappelle que le musée des Arts décoratifs est une fabuleuse ambassade pour la créativité et l’histoire du luxe français.