Que nous ayons ou non franchi un tournant en ce qui concerne l’accélération du changement climatique, au moins existe-t-il une volonté globale de mener une action concertée pour y faire face. Cependant, les musées n’ont pas une connaissance claire de leurs responsabilités à cet égard et ne savent pas comment les assumer au mieux. Les personnes et les organisations pour lesquelles le changement climatique a toujours été une préoccupation éthique, même de façon sporadique, la mettent aujourd’hui à l’ordre du jour et s’adaptent pour passer à l’action,souvent de manière assez radicale.
Une prise de responsabilités nécessaire
Le mouvement Skolstrejk för Klimatet (Grève étudiante pour le climat) de Greta Thunberg est un exemple évident de ce changement profond, de même qu’Extinction Rebellion au Royaume-Uni ou encore le Global Covenant of Mayors – réunissant en France des maires de villes comme Paris, Lyon ou Toulouse –, qui a mis la politique de la ville à l’agenda des décisions nationales et internationales. Les investisseurs institutionnels, les gestionnaires d’actifs militants, les fonds de pension et les banques sont en train de se désinvestir de façon massive du secteur des combustibles fossiles et harcèlent les compagnies aériennes pour qu’elles prennent les devants. Les banquiers plaident pour une « transition ordonnée du marché vers une économie sobre en carbone ». Comme en a convenu le président-directeur général de Morgan Stanley, « si nous n’avons pas de planète, nous n’aurons pas un très bon système financier ». Nous n’aurons pas non plus de très bons musées. Il est donc anormal que les responsables de musées – hormis ceux spécialisés en histoire naturelle et en science, ayant la question du climat pour sujet central – n’aient pas compris l’urgence climatique. Cela concerne autant la gestion matérielle de la culture sur le long terme, la méthode et le raisonnement scientifiques, les valeurs d’empathie et de compassion, que le concept de civilisation, quelle que soit la définition que l’on en ait. Aucune question n’est plus pertinente– et la pertinence est le leitmotiv actuel du secteur.
L’Accord de Paris sur le climat, signé en 2015 par cent quatre-vingt-quinze pays, est l’expression historique d’une solidarité intergouvernementale. Depuis, le changement climatique s’est accéléré davantage qu’il n’était prévu. En juin, des incendies ont éclaté en Alaska, au Canada, au Groenland et en Russie, dégageant 50 mégatonnes de CO2. Juillet a été le mois le plus chaud jamais enregistré sur Terre, et l’ouragan Dorian, en août, a été décrit par les météorologues comme « le plus long foyer de violence météorologique destructrice jamais observé ». L’élévation du niveau des océans affecte les 340 millions d’habitants de villes côtières, comme Dacca, Canton, Hô Chi Minh-Ville, Hong Kong et Manille, mais aussi Miami, La Nouvelle-Orléans, New York et, bien sûr, Venise. Au cours des six premiers mois de cette année, des phénomènes météorologiques extrêmes ont généré le déplacement de 7 millions de personnes. Une meilleure compréhension scientifique du changement climatique a révélé de nouvelles complexités et des réactions en chaîne : par exemple, d’importantes réserves de CO2 piégées dans l’Océan peuvent être libérées lorsque la température de l’eau augmente. Les progrès en matière d’énergies de substitution ont dépassé les attentes, mais les technologies de séquestration du carbone n’ont pas encore fait leurs preuves.
Il est regrettable que les perspectives d’une action efficace au niveau des États se soient visiblement détériorées. Des dirigeants populistes, tels que le président brésilien Jair Bolsonaro et le président américain Donald Trump, ont renoncé à l’Accord de Paris. Leurs intérêts dans les secteurs de l’énergie, de l’agriculture, des transports et d’autres sources d’émissions élevées entravent les progrès législatifs, les financements publics et la sensibilisation des citoyens. Par conséquent, l’attention et les investissements des gouvernements ne sont pas à la hauteur de l’ampleur du problème, ni de la priorité que la majorité de la population mondiale accorde à cette question.
Se donner les moyens d’un engagement stratégique
Ces trois ensembles de faits – l’impact croissant des émissions cumulées et continues, la fragilité des hypothèses scientifiques et technologiques à la base de l’Accord de Paris, et les échecs des volontés politiques nationales – suggèrent que l’approche actuelle est susceptible de causer « des dommages majeurs à l’économie mondiale et aux ressources naturelles et […] aura des conséquences catastrophiques et irréversibles », selon une récente évaluation du Fonds monétaire international. Néanmoins, pour les mêmes raisons – science indéterminée, accélération du chaos climatique et possibilité d’une action collective plus efficace –, la catastrophe n’est pas inévitable. L’optimisme, propre à l’être humain, a un effet galvanisant.
« Si nous n’avons pas de planète, nous n’aurons pas un très bon système financier. » nous n’aurons pas non plus de très bons musées.
L’absence d’actions nationales efficaces met en relief les questions de responsabilité individuelle et collective, dans le contexte de discussions à propos de l’équité intergénérationnelle et géographique (justice climatique), mais également de l’avenir de la sécurité alimentaire et des ressources en eau potable, ainsi que de l’impact des migrations massives sur les territoires. Aujourd’hui, un réseau d’organisations nationales et internationales milite pour une intensification de l’action climatique dans les musées : la Coalition of Museums for Climate Justice (Canada); We Are Still In et le réseau Museums and Climate Change Network (États-Unis); Julie’s Bicycle et le Happy Museum Project (Royaume-Uni). L’Icom (Conseil international des musées) a récemment mis en place un groupe de travail sur le développement durable. Quelques exemples de bonnes pratiques sont à signaler, souvent dans des institutions de petite taille, bien que la Tate ait déclaré en juillet se préoccuper de l’urgence climatique.
Le Groupe Bizot, consortium informel regroupant nombre des plus grands musées du monde, a mis au point dès 2015 un « protocole vert », axé sur « la consommation d’énergie associée aux normes de conservation du secteur », mais peu de membres s’y conforment. Les raisons en sont simples. Une interprétation formellement restreinte de la mission d’un musée peut lui permettre de contourner habilement la question. De nombreux conseils d’administration, mécènes et donateurs, qui défendent les intérêts mentionnés ci-avant, continuent à ignorer délibérément ce problème énergétique. Un modeste programme sectoriel en trois points pourrait ouvrir la voie à un engagement stratégique vis-à-vis du problème le plus pressant au monde :
1. Examen transparent des positions des fonds de dotation, des mécènes et des donateurs en vue de s’éloigner des industries qui contribuent à l’émission de gaz à effet de serre. Dans cette optique, de multiples stratégies et calendriers pourraient être discutés. Il s’agit d’organiser des échanges et d’énoncer une position défendable.
2. Audits institutionnels rendus publics concernant les émissions de carbone et les objectifs de réduction, tels que ceux définis par Julie’s Bicycle – des déplacements professionnels aux caisses en bois pour le transport des œuvres, en passant par les marchés publics et, un secteur un peu plus avancé, la construction de bâtiments écologiques.
3. Introduction systématique d’une éducation scientifique solide sur le changement climatique, ses causes et ses effets, et les possibilités d’action via des supports pédagogiques, en lien clair avec les missions et les objectifs de l’institution. Ce programme n’empêcherait aucune approche ou action spécifique concernant l’urgence climatique, mais exclurait de nier ou d’ignorer cette urgence.
Adrian Ellis est le fondateur d’AEA Consulting (1990) et du Global Cultural Districts Network (2013).