La recherche sur les collections et les collectionneurs fait partie de l’histoire de l’art depuis le milieu du XIX siècle. Mais, comme le notait Francis Haskell en 1992, sa « contribution a été négligeable » jusqu’à ce que lui-même en Grande-Bretagne, ou Antoine Schnapper et Krzysztof Pomian en France, montrent le profit que l’on pouvait tirer en sortant des études de cas séparées, destinées avant tout à compléter les notices des catalogues de ventes ou ceux des musées, pour retracer une histoire du goût et de ses évolutions, de son impact sur les pratiques artistiques elles-mêmes et sur l’histoire de l’art et de la critique. Depuis une dizaine d’années, ce type d’études a retrouvé une nouvelle dynamique à travers la recherche de provenance, devenue elle aussi une branche de l’histoire de l’art à part entière du fait de la meilleure prise en compte de la nécessité morale et politique de restituer des œuvres spoliées, saisies ou volées dans des circonstances historiques particulières (prises de guerre, persécution des Juifs d’Europe accompagnant le génocide, pillages en contexte colonial).
les collectionneurs sont des acteurs fondamentaux de la critique et de l’histoire de l’art par les choix qu’ils effectuent au sein de l’œuvre des artistes, jusqu’à jouer parfois un rôle actif dans le travail de ces derniers.
Ayant récemment participé au colloque international organisé par le musée Pouchkine, à Moscou, autour de Sergueï Chtchoukine, ses collections, leur devenir après leur nationalisation, et les collections et collectionneurs similaires, qui a rassemblé pendant trois jours plus de trente intervenants, je me suis mieux rendu compte de la fécondité de ces approches – mais aussi des dangers qui guettent. L’un des apports les plus significatifs de ces recherches se trouve sans nul doute dans la façon dont elles nous indiquent comment les canons dont nous sommes les héritiers se sont constitués, parfois au hasard des œuvres disponibles, comment les collectionneurs les plus importants ont rassemblé celles-ci pour les associer à d’autres avant qu’elles trouvent leur chemin, directement ou indirectement, dans des collections publiques où elles ont pu acquérir le statut de chefs-d’œuvre, comment elles ont été vues par des artistes et des historiens d’art. Un exemple particulièrement frappant en a été donné à Moscou, à travers l’étude par Irina Karasik des carnets de croquis et des peintures didactiques réalisés dans les années 1920 par les disciples de Kazimir Malevitch à partir des œuvres de la collection Chtchoukine déposées au musée de l’Art moderne occidental, à Moscou. Plus largement, elles permettent de se rendre compte du fait que les collectionneurs sont, de façon implicite, des acteurs fondamentaux de la critique et de l’histoire de l’art par les choix qu’ils effectuent au sein de l’œuvre des artistes. Ils vont jusqu’à jouer parfois un rôle particulièrement actif dans le travail de ces derniers lorsqu’ils interagissent avec eux de leur vivant et orientent leur production parce qu’ils en deviennent les destinataires privilégiés, dont on anticipe les attentes et les réactions.
Pertinence et contingence du goût
Mais s’intéresser aux collections et aux collectionneurs peut aussi conduire à les fétichiser de manière outrancière. Pas plus que les critiques et les historiens d’art, les collectionneurs, dont on retrace souvent l’histoire comme celle d’un parcours héroïque et précurseur, n’ont en effet de motivations pures ni de jugement absolu. Il n’y a donc aucune raison, sinon celle d’une recherche documentaire qui s’appuie sur les ressources d’archives et les photographies d’époque, de vouloir reconstituer le plus fidèlement possible l’accrochage d’une collection, comme on le voit très souvent faire, sans s’interroger plus avant sur la pertinence de cet accrochage, sur sa part de contingence. Pour justifier cette fétichisation, on explique souvent que les artistes eux-mêmes l’ont approuvée, en oubliant cependant que la relation d’un artiste à son collectionneur est particulièrement contrainte, comme le démontre le cas d’Henri Matisse attendant 1939, dix ans après la mort de Jacques Doucet, pour dire que le cadre que ce dernier avait fait réaliser par le décorateur Pierre Legrain dans les années 1920 pour son tableau Poissons rouges et palette (1914-19 15, Museum of Modern Art) lui fait «mal au ventre». Et quand bien même les artistes auraient sanctionné les goûts d’un collectionneur, ceux-ci n’en demeurent pas moins le témoignage d’un moment et d’un contexte particuliers, qui doivent être interrogés à partir de notre propre situation. C’est ainsi seulement que l’histoire de l’art, qu’elle s’exprime dans les discours, dans les textes ou bien qu’elle se traduise dans les expositions, peut être une discipline vivante (rendant vivantes aujourd’hui les œuvres transmises par l’histoire), et non la fétichisation mortifère du passé.