La bibliographie de Laure Adler est éloquente : qu’il s’agisse de biographies ou d’essais, ses ouvrages sont pour la plupart consacrés à l’histoire des femmes. S’y ajoute aujourd’hui un portrait de Charlotte Perriand (1903-1999), à l’ingéniosité et à la clairvoyance de laquelle l’auteur attribue l’invention de la cuisine intégrée, du do-it-yourself, du loft, bref d’une partie du cadre actuel de nos vies. Peut-être est-ce là l’une des raisons de la connivence qu’elle manifeste à l’égard de son sujet, dont elle retrace le parcours, sur un rythme enlevé, en s’appuyant sur son autobiographie parue en 1998, sur les travaux de Jacques Barsac, et sur ses archives gérées par sa fille Pernette. Sans conteste, elle parvient à rendre le souffle de cette existence, menée avec autant de talent que de passion et, surtout, avec une liberté rare pour une femme de cette génération.La documentation qui accompagne le récit, ou mieux en constitue un en parallèle du texte, en donne la preuve, qui montre celle-ci dans son cadre de travail, en compagnie de ses amis et collègues, en France et durant ses voyages à travers le monde, avec ses créations, mais aussi faisant de l’alpinisme et du ski, le tour des Baléares en canot ou prenant le soleil au bord de la mer. De photographie en photographie, c’est une femme active que l’on croise, « garçonne » dans son allure et sa façon d’être, en prise avec le monde et ses contemporains, comme l’illustrent ses propres clichés du monde rural d’où elle est issue et des rues de Paris ou de Hong Kong, où elle étudie les habitudes et les besoins. À cette vision kaléidoscopique répondent les multiples descriptions de Charlotte Perriand qui émaillent le texte : « artisane doublée d’une moderniste », « citoyenne engagée », « penseuse sociale », « combattante de la liberté », « chef de bande qui sait rassembler, entraîner, synchroniser l’action collective », « stratège », « pragmatique », « militante jusqu’au-boutiste du dénuement, de l’épure, de la simplicité comme cheminement ». Bref, « une fille de son temps qui veut vivre son époque passionnément » et, pour ce faire, invente son propre mode de vie, défiant les conventions, mais sacrifiant aussi à certains impondérables : elle se marie à une époque où les femmes ne peuvent ouvrir de compte en banque en leur nom propre et entre à l’atelier de Le Corbusier pour tout ce qu’elle sait pouvoir apprendre de lui et parce que les hommes dominent alors chez les architectes et les artistes-décorateurs. D’où l’entreprise de Laure Adler, qui s’emploie à retisser autour de Perriand un réseau de femmes : ses amies de l’élite artistique, d’autres artistes-décoratrices, des ethnologues, des penseuses – preuve que l’histoire de la modernité peut également s’écrire au féminin.
Laure Adler, Charlotte Perriand, Paris, Gallimard, septembre 2019, 272 p., 29,90 euros
La Fondation Louis Vuitton, à Paris, consacrera une exposition à Charlotte Perriand du 2 octobre 2019 au 24 février 2020.