Comment êtes-vous arrivée au Centre d’édition contemporaine ?
J’étais étudiante en histoire de l’art et j’écrivais des articles avec Olivier Lugon, qui codirige aujourd’hui la revue Transbordeur, consacrée à la photographie. En 1985, la nouvelle direction de ce qui s’appelait alors le Centre genevois de gravure contemporaine cherchait une assistante pour les expositions. Il était dirigé à ce moment-là par trois artistes – Anne Patry, Marie-Claude Ruata et Paul Viaccoz. À l’époque, c’était principalement un atelier de gravure qui exposait les productions des artistes locaux y travaillant. À partir de 1989, nous avons réfléchi à nous impliquer davantage dans l’art contemporain en mettant nos presses à la disposition d’artistes que nous invitions pour réaliser des éditions. L’édition est un travail sur un temps long. C’est un peu comme réaliser un film. Le Centre était alors installé dans une grande maison. Nous vivions quasiment tous sur place pendant la durée de l’élaboration de chaque projet. Assez jeune, je me suis retrouvée très proche d’artistes majeurs dont certains m’ont énormément appris. Cela m’a permis de préciser mon engagement et m’a aidée quand j’ai repris seule la direction du Centre, dès 1992.
Quels artistes?
Rosemarie Trockel, par exemple, qui avait réussi à prendre une place importante sur cette scène artistique allemande marquée par l’in-fluence de Joseph Beuys et tenue principalement par des hommes tels que Sigmar Polke et Gerhard Richter. C’était aussi une époque où des femmes devenaient incontournables dans le système de l’art, sur-tout à Cologne, avec des galeristes comme Monika Sprüth et Esther Schipper. John Armleder a également beaucoup compté pour moi. Son attitude libre et détachée a été très inspirante. Il déléguait une partie de la réalisation tout en restant très précis. Pour l’édition, savoir déléguer, c’est très important. Il faut des artistes capables de garder le contrôle de leur travail même en abordant des techniques d’impression qu’ils ne connaissent pas; des artistes suffisamment sûrs d’eux pour collaborer avec des imprimeurs, des artisans…
Andreas Gursky, Olafur Eliasson, Thomas Hirschhorn… Vous avez exposé très tôt des artistes aujourd’hui renommés.
À partir de la fin des années 1980, j’ai beaucoup voyagé, en Europe principalement, mais aussi à New York où je me rendais régulièrement. Je nourrissais des ambitions et des fantasmes sur certains artistes, sur certaines scènes. À Cologne et à Düsseldorf se trouvaient des artistes comme Andreas Gursky, Thomas Ruff et Thomas Schütte qui révolutionnaient le statut de la photographie, la déplaçant dans le champ de l’art contemporain. À force de traîner dans les villes, je tombais sur des jeunes artistes qui, parfois, géraient des espaces indépendants, exposaient pour la première fois. C’est comme cela que j’ai invité Andreas Gursky en 1989 ou, en 1997, Olafur Eliasson, qui avait tout juste trouvé sa première galerie à Berlin. Thomas Hirschhorn, c’est Olivier Mosset qui m’en avait parlé, après avoir vu une exposition collective à la Shedhalle, à Zurich. Son travail commençait à peine à être montré. J’ai aussi collaboré avec des artistes reconnus, comme Giuseppe Penone, parce que cela m’intéressait de travailler sur une édition avec un représentant de l’arte povera.
Dans le même temps, vous avez soutenu et continuez à soutenir la scène genevoise.
Je montrerai bientôt le travail de Ramaya Tegegne, jeune artiste genevoise avec qui je publierai un livre. Mais au début, mes choix étaient moins ciblés. J’ai exposé des artistes comme Alexandre Bianchini, Fabrice Gygi, Nicolas Fernandez, qui faisaient leurs classes aux Beaux-Arts quand j’étudiais à l’université. Ces artistes, dont j’allais voir les jurys et les premières expositions, représentaient la scène alternative des années 1990, que je fréquentais et dont je me suis parfois inspirée.
Est-ce que les artistes s’intéressent encore à l’édition ?
Dans les années 1970, ils produisaient beaucoup d’éditions, un moyen très économique de diffuser leurs travaux et leurs idées. Le format a ensuite connu un creux, avant de revenir à la mode il y a une quinzaine d’années. Aujourd’hui, beaucoup d’artistes se tournent vers l’écrit. Leur intérêt pour les causes identitaires ou la dénonciation des injustices – raciales, sexistes, de genres – s’exprime sur les réseaux sociaux, mais aussi par l’écriture. L’imprimé redevient donc nécessaire. Le retour de la peinture figurative participe probablement aussi de ce nouvel élan pour les techniques d’impression, comme pour certaines pratiques artisanales. Matthew Lutz-Kinoy, que nous avons exposé, travaille beaucoup la céramique. Au CEC, il a réalisé une splendide édition de lithographies. Ce regain d’intérêt pour les publications d’artistes, je le vois aussi dans l’émergence de foires et salons consacrés à l’édition : les New York et Los Angeles Art Book Fairs ou Offprint à Paris et à Londres.
Est-ce pour autant facilede défendre le travail d’un centre tel que le vôtre ?
C’est un lieu particulier, entre le centre d’art et la maison d’édition, ce qui le rend peut-être moins impersonnel qu’une Kunsthalle classique. Un projet éditorial implique une longue collaboration avec les artistes. Le rythme des expositions peut s’y avérer plus lent. Elles sont aussi plus «légères», éphémères même, dans le sens où nous présentons souvent des œuvres sur papier. En revanche, cette double activité, celle d’un espace d’exposition et celle d’un éditeur, est plus difficile à financer qu’un simple programme d’expositions. Nous ne pouvons pas compter sur nos seules ventes pour fonctionner. Si nous n’avions pas le soutien de la Ville de Genève, parfois aussi celui de l’État et de quelques fondations et mécènes privés, ce lieu n’existerait pas.
Voilà trente ans que vous dirigez ce lieu. Une longévité rare dans le milieu des institutions. N’avez-vous jamais eu la tentation d’aller voir ailleurs ?
Peu d’espaces permettent d’expérimenter à la fois l’exposition et l’édition en favorisant une telle proximité avec les artistes. Je trouve intéressant de pouvoir développer une programmation sur plusieurs années. Cela offre l’occasion de suivre les différents questionnements qui traversent l’art contemporain, d’interroger en continu les principes d’exposition et de production. Et cela donne ainsi la possibilité de construire une programmation dans la durée qui se traduit par une collection. Changer d’institution ne m’aurait pas permis de préciser à ce point l’identité d’un lieu, son histoire et sa spécificité. Être un éditeur, ce n’est pas tout à fait être un curateur, obligé de proposer des expositions à une fréquence relativement soute-nue. L’édition demande probablement davantage d’attachement aux œuvres que vous avez produites, éditées et publiées.