Si l’on veut savoir ce qu’il en est du temps dans l’œuvre de Chardin, c’est Chardin lui-même – j’entends, ses tableaux – qu’il faut consulter. Nombreux sont ceux qui proposent une réponse à cette question. Pourtant, parmi tous, il en est un qui y répond aussi clairement et déclarativement que possible, un des plus incontestables chefs-d’œuvre du peintre, L’Enfant au toton (1737, musée du Louvre, Paris).
La peinture, véritable enjeu de l'Oeuvre
Chardin y présente Auguste-Gabriel Godefroy (1727-1814), le plus jeune fils du joaillier Charles Godefroy, debout devant une table de jeu (une table au plateau en creux) sur la droite de laquelle sont posés un livre, un carnet vert, une feuille de papier blanc roulée et un encrier avec une plume. Comme très souvent chez Chardin, le tiroir est entrouvert et laisse dépasser un crayon (porte-mine) en tout point semblable à celui visible dans Le Jeune Dessinateur (musée du Louvre), que l’artiste semble avoir peint la même année que notre tableau. Pour l’essentiel, la scène est centrée sur l’attention de l’enfant, qui considère un «toton» qu’il a lancé et qui semble être en train de tourner sur la table. Le catalogue de l’exposition du bicentenaire de la mort du peintre [Grand Palais, Paris, 1979] indique que le « toton » est « le seul élément mobile de l’œuvre ». C’est évidemment, si je puis dire, une façon de parler. Un mouvement peint n’est pas un élément mobile (même chez les futuristes); la peinture représente la mobilité en l’immobilisant. C’est ce qui se passe avec ce «toton», non moins fixe que l’enfant qui le considère.
La notice du catalogue signale par ailleurs que l’œuvre a été abondamment commentée; « chef-d’œuvre de fraîcheur et d’innocence », elle est pour bien des critiques l’image de l’enfant candide. Mais ce qui surprend surtout dans le tableau, c’est le calme détendu, le silence réfléchi du modèle. L’historien de l’art Philip Conisbee écrit quant à lui : « Plus qu’un portrait, et cela est coutumier chez Chardin, cette peinture renferme un contenu moral sur le dilemme entre le jeu et le travail, et plus profondément sur la précarité de la vie humaine. » Rien de tout cela n’est bien entendu à écarter, même si l’on peut se demander ce qu’il en est pour Chardin (qui a consacré tant de tableaux aux jeux des enfants) du choix entre « le jeu » et « le travail » ? Pourquoi vouloir trouver un pathos moral là où il est si délibérément absent ? Il est vrai que dans cette peinture, Chardin traite de sujets plus ou moins allégoriques (le jeu et le temps) qui ne sont jamais considérés avec sérénité. N’est-ce pas pourtant ce qu’il fait ?
Certes l’enfant, en lançant sa toupie, un « toton », a lancé un coup de dé. Mais quelle toupie ? Quel dé ? Si cette toupie est un « toton », elle définit le jeu et la méditation réfléchie de l’enfant. Mais elle implique aussi un certain ensemble de questions quant à la représentation de l’o-jet, c’est-à-dire sur la façon dont le peintre pense ce qu’il peint. Le toton est le plus souvent un cube traversé d’un pivot sur lequel il tourne. Il arrive que le toton soit un cylindre, mais il se développe alors en hauteur (comme une toupie), ce qui ne correspond pas à l’objet représenté par Chardin. Enfin, le jeu lui-même – et le nom qu’il porte – justifie les quatre côtés du cube (du dé transformé en toupie grâce au pivot qui le traverse). Toton vient du latin totum qui veut dire «tout». Ainsi, les quatre faces du dé portent chacune une lettre destinée à distribuer l’enjeu. A, initiale du latin accipe (« prend »); D, initiale de da (« donne »); P, initiale de pone (« mettez »); T, initiale de totum, signifiant que le joueur prend tout l’enjeu (La Grande Encyclopédie, 1886-1902). Mais, entre les livres posés sur la droite de la table et le porte-mine du dessinateur qui sort du tiroir à gauche, quel est ici l’enjeu et comment serait-il distribué ? Ce porte-mine n’associe-t-il pas L’Enfant au toton au Jeune Dessinateur et, par cette association, ne tend-il pas à présenter L’Enfant au toton comme une allégorie de la peinture ? La peinture, qui est, comment en douter, le véritable enjeu de l’œuvre ?
Pourtant, nous ne saurons rien d’autre que ce que le tableau peut proposer à notre contemplation de la contemplation d’un enfant dans son jeu. Faut-il aller plus avant et dire que l’enjeu est ici essentiellement le tableau du moment indéfiniment suspendu d’un jeu auquel nous sommes pris et qui nous engage à jouer, non pour gagner quelques bénéfices d’intelligence spéculative mais pour être dans le jeu qui ne joue que pour jouer, pour le plaisir de jouer, dans l’avant et dans l’après, sans avant et sans après, et d’être jouant ? « Le temps [l’aiôn grec] est un enfant qui joue », dit Héraclite, « cet enfant est roi [basileus] », il est dans sa royauté comme le jeune Auguste-Gabriel Godefroy est dans son silence. Faut-il accorder une telle importance à ce jeu ? Il est, me semble-t-il, essentiel de lui accorder l’importance que l’on accorde à cette peinture, et plus généralement à l’œuvre de Chardin.
Le temps du jeu, un éternel présent
Il y a bien d’autres dimensions attachées à ce jeu que Chardin s’est chargé de peindre en vérité. Et s’il n’eut pas besoin d’en savoir quoi que ce soit, nous n’avons, nous, rien à perdre à les connaître si nous voulons nous donner une chance de partager, dans son ouverture poétique, l’expérience et le sentiment du temps qui furent ceux de Chardin. L’Histoire des jeux de Jean-Marie Lhôte (Flammarion, 1994) précise que le jeu du «toton» prit un sens mystique lorsqu’il fut utilisé par la diaspora juive lors de la fête de Pourim (Hanouka). La fête célèbre un miracle rapporté par le Talmud, selon lequel, après la victoire de Judas Maccabée, les juifs entrant dans le Temple ne trouvèrent plus qu’une petite fiole de l’huile pure consacrée à la consommation de la « menora », mais qui miraculeusement brûla pendant les huit jours nécessaires à la fabrication d’une nouvelle huile. À l’occasion de cette «fête des lumières», les enfants jouent avec un « toton », toupie traditionnellement cubique dont chaque face est ornée d’une lettre, des initiales rappelant la phrase hébraïque « Nes gold hoyo shom » (Il y eut un grand miracle là-bas). Miracle, fête des lumières qui nous manquent, le tableau de Chardin interroge également le sentiment, l’esprit et l’essence du jeu d’un enfant. En peignant, il interroge cela même qu’il peint. Et c’est cela même qui répond.
Selon la notice du catalogue de 1979, « le porte-craie (celui du Jeune Dessinateur) placé dans le tiroir de la chiffonnière, la plume d’oie et la feuille de papier ont été abandonnés au profit de la distraction, du jeu, ce qui a permis d’interpréter facilement le symbolisme de l’œuvre ». Mais quelle pauvre interprétation, qui répond si mal de la fascination qu’exerce l’œuvre! Et même de sa simple lecture, et du «silence réfléchi du modèle». Que regarde ce modèle qui a posé pour le peintre ? Un objet que Chardin n’a pu entrevoir qu’un très bref instant dans l’état où il le peint. Si, comme l’indique la notice du catalogue, le « toton » est le seul élément mobile de l’œuvre, il y a aujourd’hui exactement deux cent quatre-vingt-deux ans que ce « toton » tourne, fixe, sans tourner. Ce qui mérite en effet la fascination d’un enfant. Qui plus est, comme cela est très probable, si ce toton est un cube (un dé traversé par un pivot) qui tourne, Chardin a naturellement (si je puis dire) représenté une roue, mais elle est carrée. Autant d’éléments dont il faut bien reconnaître qu’ils déjouent toutes les dispositions vraisemblables d’une croyance en un réalisme (naturalisme) de représentation et d’une pensée chronologique du temps. Le temps de l’œuvre, c’est le temps de ce jeu, le temps lancé avec ce jeu, le temps lancé avec le toton que l’enfant considère dans un éternel présent qu’il ne cessera jamais de considérer. Et nous sommes aujourd’hui encore librement présents à l’œuvre, comme l’enfant l’est à presque rien, un regard sur le « tout » joué, le tout du « toton », le tout de son jeu.