Le Grand Palais s’apprête à accueillir la Fiac une avant-dernière fois avant sa fermeture pour travaux. Dans la section Unlimited d’Art Basel cette année, le nombre de films expérimentaux des années 1960 et 1970 était particulièrement élevé. Au regard de la manière très underground dont ils ont été fabriqués, il est curieux de les trouver là. Comment interprétez-vous cela, et comment voulez-vous positionner le Grand Palais face au gigantisme qui touche la création contemporaine ?
Le marché de l’art et l’organisation des foires évoluent. À Unlimited, ces œuvres originales étaient présentées dans des conditions exceptionnelles; à l’Anthology Film Archives [New York], dans les années 1970, Bruce Conner ou Valie Export n’ont jamais vu leurs films ainsi ! Il y a bien sûr des avantages à cette situation, mais on ne s’interroge pas sur la question de l’échelle. Tout est supersized. On peut se demander si cela se vend mieux, si cela correspond à de nouveaux espaces muséaux. De plus, le marché de l’art cherche en permanence de nouveaux pro-duits pour de nouveaux clients. Aujourd’hui, Barbara Gladstone gère les archives de Jack Smith, avec qui j’ai beaucoup travaillé à une époque où personne ne le connaissait. Nous voulions projeter ses films. Le fait même de cher-cher un lieu pour le montrer a tout changé. Un phénomène similaire se produit avec des femmes comme Teresa Burga et d’autres, dont on redécouvre le travail et les origines lointaines…
Par rapport à Londres et à Berlin, Paris est en train de devenir un hub pour l'Europe : beaucoup plus d'expositions de grande qualité et de longues files d'attente devant !
Dans le sillage de l’événement «(E)Motion» proposé par Wim Wenders en avril dernier pour célébrer l’anniversaire de l’alunissage (le 20 juillet), nous avons montré l’œuvre d’Alexander Kluge dans la nef du Grand Palais: une installation et un film inédit de 400 minutes. Thaddaeus Ropac, qui représente le cinéaste, a aussi organisé une rencontre avec lui. Aujourd’hui, en véritable gourou pour les jeunes artistes, il est demandé partout, du Garage Museum, à Moscou, à l’île aux Musées, à Berlin. En parallèle, s’est déroulée une soirée avec le spationaute Thomas Pesquet dans la nef. Cette coexistence est à l’image de ce que nous pourrons faire dans ce nouveau Grand Palais.
Comment voyez-vous la scène artistique parisienne ?
Par rapport à Londres et à Berlin, Paris est en train de devenir un hub pour l’Europe : beaucoup plus d’ex-positions de grande qualité et de longues files d’attente devant! Il y a des musées publics et des fondations privées. La meilleure exposition que j’ai vue de Thomas Schütte est celle qu’il a faite à la Monnaie, «Trois Actes» – je peux d’autant plus le dire que j’ai organisé sa formidable exposition à la Haus der Kunst [Munich] en 2009. On parle toujours des manifestations blockbuster, mais il y a des expositions «intimistes» qui me semblent bien plus intéressantes : «Ellsworth Kelly : Fenêtres» au Centre Pompidou, «Dessiner, découper» au musée Rodin, « Alphonse Mucha » et «Les Nabis et le décor» au musée du Luxembourg… Les expositions discursives, comme «Le Modèle noir de Géricault à Matisse», et d’autres qui mêlent l’art à des domaines voisins, notamment la mode ou le design, qui manquaient un peu à Paris jusqu’à présent, sont de plus en plus nombreuses. Enfin, les galeries sont très actives : récemment, on a vu Douglas Gordon chez Kamel Mennour, Seth Price chez Chantal Crousel, Lee Ufan aux Cahiers d’art… David Zwirner va bientôt ouvrir. C’est difficile à suivre! En revanche, ce que Paris n’a pas, c’est la vie fascinante des espaces alternatifs de Bruxelles en ce moment.
Il me semble que de nombreux jeunes artistes étrangers sont récemment venus s’installer à Paris, sans être pour autant très visibles… Vous qui avez accompagné de près la naissance de Lafayette Anticipations, un lieu consacré à la très jeune création, avez-vous aussi cette impression?
Oui, Paris compte en effet de nombreux jeunes créateurs venus d’ailleurs, qui appartiennent souvent à des mondes pluridisciplinaires : l’art, la performance, la mode, la littérature, le théâtre, le design… Il y a aussi tous les artistes qui étaient partis à Berlin ou à Londres, et qui ont aujourd’hui envie de revenir. La Fondation Galeries Lafayette a créé une réponse à une attente. Paris est plus cher que Bruxelles, ce qui rend les choses plus difficiles pour les artistes, mais c’est une pression positive. Ces jeunes artistes sont typiquement parmi les visiteurs des soirées de la nef du Grand Palais – à la différence de la génération qui les précède, ils connaissent tous Alexander Kluge. Et, à travers des figures comme Eric de Chassey, l’histoire de l’art connaît également un véritable renouvellement.
Le poste de président de la RMN-Grand Palais, que vous occupez aujourd’hui, l’a souvent été par des énarques. Depuis votre position d’outsider, comment concevez-vous la coexistence entre le Grand Palais et la RMN dans les années à venir? Pensez-vous pouvoir faire évoluer les choses?
D’abord, je ne suis pas un outsider, je suis un insider ! Et je suis très heureux de travailler en duo avec un insider de l’administration française, Emmanuel Marcovitch [directeur général délégué] car, sans lui, les choses ne fonctionneraient pas. Sans la RMN, il n’y aurait pas de nouveau Grand Palais. Je mesure la qualité des expositions produites, des livres publiés, la richesse du département numérique de la RMN, l’un des plus avancés d’Europe, comme l’a récemment indiqué en public devant moi Laurent Gaveau, du Google Lab. Les boutiques aussi sont essentielles. À l’époque où j’étais au Boijmans Van Beuningen [Rotterdam], j’ai mené de grandes batailles à ce sujet : le mur de Richard Serra, Waxing Arcs, était utilisé comme confinement entre la boutique et le musée. Et Serra m’avait demandé de détruire le mur… Mais mon expérience à la Tate Modern m’a fait changer d’avis, notamment parce que les boutiques des musées ont évolué : ce sont presque de petits cabinets de curiosités, où les objets sont juxtaposés. Dans leur ouvrage formidable, Le Musée transitoire [Klincksieck, 2018], Donatien Grau et Emanuele Coccia livrent une analyse originale de la naissance des concept stores et des boutiques de demain. La RMN a un grand savoir-faire en ce domaine, ainsi que pour des cours d’histoire de l’art… Tout cela servira pour le nouveau Grand Palais !
Alors, le nouveau Grand Palais, c’est quoi ?
C’est d’abord un bâtiment, une belle bête ! Il ouvrira en 2023-2024, et les grandes expositions commenceront après les Jeux olympiques. Pas question de faire comme le Humboldt Forum [à Berlin], qui a annoncé que certains détails techniques restaient à régler, ce qui a entraîné des refus de prêts.
Le lieu va-t-il changer de nature par rapport à ce que l’on en connaît aujourd’hui ?
Le Grand Palais va gagner du terrain : 1 000 m2 de galeries, 12 000 m2 de terrasses et de sous-sols aujourd’hui inoccupés. La jauge passera de 5 600 à 10 000 ou 11 000 personnes, avec un bâtiment beaucoup plus perméable. Nous allons aussi construire notre Turbine Hall [comme à la Tate Modern], la « rue des Palais », qui reliera gratuitement le Grand Palais au Palais de la Découverte.
Quand vous êtes arrivé, les travaux étaient déjà engagés. Depuis votre collaboration avec Richard Gluckman au MoMA PS1 (New York), vous avez eu une longue expérience d’aménagement de musées : au Museum Boijmans Van Beuningen et au Witte de With à Rotterdam, à la Haus der Kunst à Munich… Quelle est aujourd’hui votre marge de manœuvre pour imprimer à ce projet votre vision des choses ?
Le jury a choisi les architectes LAN, dont le projet crée une forme de transparence idéale. Je suis arrivé à temps pour participer à des décisions qui sont en train d’aboutir. Comment travailler avec des structures existantes – les entresols de l’architecte Pierre Vivien –, les abords du Grand Palais, comme le square Jean-Perrin ? Y a-t-il suffisamment d’espaces pour la médiation ? Les choses vont encore beaucoup évoluer, par exemple concernant le mobilier – un aspect important que j’ai découvert avec le designer Jasper Morrison à la Tate Modern. Le musée est devenu un lieu de rencontre.
Quand je suis arrivé à Londres, Herzog & de Meuron, les architectes de la Tate Modern, avaient aussi bien avancé leur projet. Si le plan est bon, on peut discuter et améliorer certaines choses. Je me demande toujours si la singularité des grands bâtiments n’a pas atteint son terme : celle du Messe de Bâle est en train de disparaître avec toutes les foires satellites, le online business et le one-to-one, un travail individuel mené avec les collectionneurs dans des espaces séparés. De ce point de vue, le Grand Palais est idéal : il y a la nef et, autour, mille autres possibilités, le salon d’honneur, les galeries courbes… On ne sait pas comment les défilés de mode et les grandes foires vont évoluer d’ici 2025, et ce bâtiment est suffisamment flexible pour rendre le possible probable et le probable possible. Nous n’avons pas besoin d’un autre Centre Pompidou, d’un autre parc de La Villette. En revanche, nous devons inventer d’autres modèles pour la culture dilatée de l’avenir.
Certains nouveaux musées ne pèchent-ils pas par excès de grandeur ?
Le Sénat [le musée du Luxembourg], où nous accueillerons à partir de 2020 « Man Ray et la mode », « Vivian Maier » et « Les Peintres femmes du XVIIIe siècle », est justement un lieu plus intime. L’extension d’un musée doit être le dernier recours, après avoir testé toutes les autres options. évidemment, il y a un enjeu de marketing, mais l’essentiel est l’organisation artistique, administrative, hiérarchique, sociale du musée, le rapport avec les publics, avec le numérique… Une fois que l’on a répondu à tout cela, on peut décider avec les tutelles de créer une extension.
La question des financements est devenue centrale pour un directeur d’institution. Comment envisagez-vous cet aspect de votre mission ?
Je suis très inquiet qu’une réforme du mécénat bouleverse tout ce que la loi Aillagon a permis : cela mettrait en danger l’accessibilité au grand public et menacerait les institutions françaises. Grâce aux mécènes du Grand Palais, le projet de Wim Wenders a été vu par 23000 personnes gratuitement. Nous avons produit des mallettes pédagogiques, des expositions comme El Greco, Toulouse-Lautrec… Il faut développer des modèles économiques alternatifs pour le futur. Les musées publics sont-ils encore aptes à acheter les œuvres en vente sur le marché ? Ne faut-il pas effectuer un travail plus pointu avec les collections de ces grands musées ?
Revenons-en aux rapports entre le Grand Palais, qui n’a pas de collection, et la RMN, qui a accès aux collections de différents musées. Comment envisagez-vous cette collaboration ?
La RMN et le Grand Palais peuvent jouer un rôle fédérateur. Il faut mettre les partenaires en confiance, les séduire avec la qualité des salles d’exposition du nouveau Grand Palais. Constituer un groupe nous aidera à créer un programme futur pour le Grand Palais. Marcel Duchamp disait qu’il fallait quarante ans pour comprendre une œuvre. Je crois que le temps est venu de nous intéresser aux collections des Frac, à la fantastique collection du Cnap [Centre national des arts plastiques]… À Londres, le Victoria & Albert Museum a un public important. Le Grand Palais pourrait être un mélange de la Tate Modern, du V&A et du British Museum.
Pensez-vous qu’une telle diversité donnera à cette institution une véritable identité ?
J’ai utilisé le mot «divers» pour caractériser les publics, j’ai parlé de « culture dilatée ». J’ai toujours été frappé par les débuts du Centre Pompidou, avec le CCI [Centre de création industrielle], la BPI [Bibliothèque publique d’information]… Le public a besoin d’institutions qui présentent un large spectre de possibilités. La machine de science-fiction que le nouveau Grand Palais est devenu peut justement faire cela.
Cela redonne à Paris une dimension d’utopie…
L’utopie a existé dans les années 1960 au Grand Palais avec André Malraux et l’architecte Vivien, en 1937 lors de la création du Palais de la Découverte, et en 1900 avec la construction du Grand Palais. [Chris Dercon montre une affiche de Kluge dans son bureau] Comme le dit Alexandre Kluge : « L’utopie devient de plus en plus intéressante si on prend le temps d’attendre de la réaliser. » Le public est prêt.
Quels sont vos publics ?
Ils sont très divers, mais ce sont les mêmes qui prennent les files d’attente pour la patinoire, le festival de gastronomie Taste of Paris, le Salon international du livre rare & de l’objet d’art, la Biennale internationale des métiers d’art & création, et pour l’exposition Joan Miró. Ils ne font plus la différence entre événements commerciaux et événements artistiques. Les visiteurs sont aujourd’hui capables de se « mettre en miroir » avec toutes les disciplines. Le public n’est plus l’ennemi des artistes. Il ne s’agit pas d’être contre, mais avec le public.
Aurez-vous le temps de continuer d’avoir des échanges avec les artistes ?
Il y a longtemps que je fais ce métier. Je ne me suis jamais considéré comme auteur, car il y a des auteurs beaucoup plus aptes que moi, mais je continue à faire mon travail. Quand Alexander Kluge vient, je suis là, bien sûr. Un autre exemple : en discutant avec Emmanuel Coquery [directeur scientifique du Grand Palais] à propos de l’exposition « La Couleur à l’œuvre » [Palais de la Découverte], je lui ai raconté que je venais de voir l’un de mes héros, l’animateur David Letterman, sur Netflix ! J’ai grandi à New York et, insomniaque, je regardais ses talk-shows. Il parlait de Kanye West, je me suis dit « oh zut… encore ! » Puis il a annoncé que Kanye West était devenu mécène de James Turrell et lui a demandé de concevoir une église où il se rend avec ses musiciens. J’ai suggéré d’ajouter à l’exposition une vidéo sur ce qui se passe là-bas le dimanche. Il y a quelques années, cela n’aurait pas été possible. J’aime beaucoup travailler avec des commissaires ou des artistes associés, comme au Festival d’Avignon, pour trois ou cinq ans. J’ai essayé de le faire à Berlin avec le chorégraphe Boris Charmatz. Je suis fier d’annoncer qu’en décembre 2020, nous travaillerons avec lui pendant 72 heures dans la nef et les sous-sols du Grand Palais.
Quel usage ferez-vous de la capsule qui sera construite sur le Champ-de-Mars ?
Ce sera une structure éphémère parfaite pour des clients et des événements ponctuels, mais nous avons aussi le musée du Luxembourg, et tous les musées de France. Pendant ces trois années de fermeture, du musée du Luxembourg à Marseille et à Lille, on ne va pas dormir, on va s’amuser !
Qu’est-ce qui vous paraît le plus difficile à réaliser, et qu’est-ce qui vous donne des ailes pour le faire ?
Le plus difficile est d’inventer un modèle économique qui conserve des tarifs démocratiques pour les tickets d’entrée, les livres… Je ne fais pas partie du marché de l’art, qui n’est pas démocratique. J’ai une relation d’amour/haine avec les aspects mercantiles de l’art. Je souhaite évidemment que tous les artistes gagnent le plus d’argent possible parce que je crois aux artistes ! Je sais aussi que le début de l’avant-garde était lié à une tension entre valeur financière et valeur symbolique. Est-ce que je suis un Don Quichotte ? Non, je fais ce que j’ai à faire. Ce qui me donne des ailes, c’est de devoir et vouloir inventer ce demos, cela n’a rien à voir avec la démonstration, c’est autre chose…