Lors de l’exposition des Primitifs français de 1904 au pavillon de Marsan, le public parisien découvrit le panneau en noyer sur lequel fut peinte une grande Pietà, à peine arrivé de Villeneuve-lès-Avignon. Acquise dès 1905 par les Amis du Louvre, elle entra alors au musée qu’elle n’a plus quitté depuis. La Pietà devint rapidement célèbre, prit rang dans les chefs-d’œuvre de la collection de peintures; parmi les visiteurs qu’elle fascina, André Malraux et Charles Sterling, tous deux nés en 1901 et qui entretinrent avec La Pietà une relation longue et passionnée. Pour le grand historien de l’art, c’est l’une des œuvres de sa vie, qu’il étudia toujours. Il l’attribua dès 1938 à titre d’hypothèse à Enguerrand Quarton, puis de manière plus affirmée dans un bref article de 1959, qu’il envoya à Malraux « parce qu’il était ministre, et parce qu’il avait dit quelque part que c’était pour lui le plus beau tableau religieux », comme le confia plus tard Sterling à Michel Laclotte dans un entretien filmé. Pour confirmer cette attribution, Sterling demandait à ce que soient ouvertes des « fenêtres », c’est-à-dire des essais de nettoyage car, expliqua-t-il, une restauration entière ne pourrait être « diplomatiquement » acceptée. Réalisées encore vingt ans plus tard, ces « fenêtres » révélèrent sous le camaïeu de bruns, gris et rouge sombre une palette acidulée du jaune au vert pomme et au rose, semblable à celle du Couronnement de la Vierge, œuvre documentée d’Enguerrand Quarton. Sterling ne parvint qu’en 1983 à publier son ouvrage magistral consacré au peintre originaire du diocèse de Laon, et documenté de 1444 à 1461 à Aix, Arles et Avignon.
Or, cette date semble marquer paradoxalement le début d’un certain oubli dans lequel La Pietà plongea, jusqu’à ne plus faire partie des « œuvres à ne pas manquer » pour le visiteur du Louvre. Au contraire d’autres tableaux célèbres, de Léonard, La Tour ou Poussin, ce n’était donc pas le nom auquel elle était attachée qui faisait la gloire de La Pietà. Ce n’était pas non plus les circonstances de sa création, nullement liée à un contexte princier ou prestigieux. Ainsi s’agissait-il davantage d’un pouvoir de fascination, comme si La Pietà avait su, pour deux ou trois générations, représenter une sorte d’acmé artistique à laquelle le public aujourd’hui paraît visiblement moins sensible. Pourtant, avant 1983, modifier l’apparence de La Pietà aurait créé un incident diplomatique : ainsi la connaissait-on et l’aimait-on, et l’impératif historique de la restauration ne pouvait prendre le pas sur son aspect actuel.
1983 semble marquer paradoxalement le début d’un certain oubli dans lequel La Pietà plongea.
Comment comprendre que La Pietà fut véritablement une icône pour le XXe siècle, et pourquoi l’est-elle moins aujourd’hui ? Pour la génération qui découvrit La Pietà en 1904 et qui longuement la fréquenta dans les décennies suivantes, le grand panneau peint dut étrangement résonner avec d’autres objets nouveaux visibles alors, venus d’Afrique ou d’Océanie, désormais baptisés « arts premiers ». La Pietà arrivée à Paris n’apparaît aucunement attachée à un contexte : nulle coiffe médiévale, nul blason pour identifier le donateur, rien dans les vêtements de la Vierge et des saints qui rappellent le XVe siècle. Elle se présente pour ainsi dire comme une œuvre abstraite de l’évolution des formes occidentales, anhistorique, disponible aux investissements contemporains. En cela, il s’agit bien d’un « Primitif », d’un art premier, sans attache à un temps ou à un lieu, pour qui ne cherche pas à s’interroger sur son histoire. Elle trouve sa place dans Le Musée imaginaire de Malraux, au même titre que les statues romanes acéphales et les masques africains. C’est en cela peut-être que La Pietà devient en réalité une œuvre d’art du XXe siècle : comme lorsqu’il regarde un tableau cubiste, une affiche d’El Lissitzky ou un homme debout d’Alberto Giacometti, l’œil moderne apprécie surtout la géométrisation des formes de La Pietà.
Sur deux grands rectangles horizontaux, l’un brun et l’autre doré, à peine marqué d’une silhouette de ville découpée – qui n’est pas Villeneuve-lès-Avignon ni aucune autre ville réelle –, se détachent comme dans un collage les figures monumentales qui encadrent l’arc formé par le corps du Christ. Les aplats de couleurs terreuses sur lesquels se détachent les blancs très mats deviennent un jeu de textures abstraites, à l’image des terres granuleuses d’un tableau de Jean Dubuffet ou d’une composition de Giuseppe Penone. Rien d’une savante construction en perspective florentine, rien de la virtualité d’un Van Eyck dans le traitement illusionniste des objets : La Pietà semble plus proche d’un Braque, voire d’un Rothko, que de Botticelli. La correspondance entre La Pietà et un certain art du XXe siècle explique sans doute en partie cet effet de modernité qu’elle créa pour les visiteurs. Sterling lui-même ne dit-il pas de ce tableau que l’on y retrouve cette « lumière qui découpe », lumière de Provence qui géométrise tout, la même que plus tard Paul Cézanne employa.
Dans la seconde moitié du XXe siècle, La Pietà paraît devenir, pour les intellectuels qui s’en sont emparés, l’incarnation d’une éternité méditerranéenne.
Dans une seconde moitié du XXe siècle fortement marquée par le structuralisme, La Pietà paraît devenir, pour les intellectuels qui s’en sont emparés, tel Malraux, comme dans un certain imaginaire collectif, l’incarnation d’une éternité méditerranéenne, décrite aussi par Albert Camus. Dans ces circonstances, il eut été impossible de lui rendre ses couleurs claires, de découvrir derrière cette icône cubiste ou constructiviste une œuvre médiévale, celle d’un peintre enlumineur formé à la minutie dans les ateliers flamands. Même le visage du chanoine anonyme, malgré l’individualisation des traits, les pommettes saillantes, la mâchoire carrée, semble appartenir à la famille générique des visages des artistes du XXe siècle, tant il ressemble à Samuel Beckett ou à Joseph Beuys ! Tout à coup, on est saisi par l’irruption brutale du réalisme de ce visage, qui bouleverse l’ordre trop rationnel que le spectateur d’hier et celui d’aujourd’hui projettent sur le tableau. La délicatesse des gestes et la justesse des expressions le ramènent aussitôt à plus de retenue.
On perçoit alors mieux comment La Pietà, par son dépouillement, par l’économie des moyens employés – tels en tout cas qu’ils apparaissent aujourd’hui – a pu répondre aux aspirations politiques de « son temps », c’est-à-dire du siècle des intellectuels français. Et il devient facile de comprendre son déclin, à l’heure d’une affirmation accrue de la valeur individuelle. Car si La Joconde me suit des yeux, si elle me sourit à moi seul, si elle fait écho en cela à l’art postmoderne en bien des manières, La Pietà, au contraire, parle plus encore à ceux qui restent tout imprégnés de la culture du XXe siècle, dans ses modalités esthétiques, voire politiques : icône de l’ancien paradigme, elle a finalement cessé d’être « primitive » pour devenir moderne et rejoindre ainsi le temps de l’histoire.