Pourquoi de nombreux artistes se retrouvent-ils aujourd’hui au côté d’autres penseurs dans le vaste domaine protéiforme de la préhistoire? Pour quelles raisons précises une part importante des pratiques et des discours philosophiques, épistémologiques, politiques et symboliques actuels se réinvente-t-elle à travers l’usage conséquent du paradigme de la longue durée et de ses signes? À peine avons-nous commencé à nous familiariser avec l’idée que nous vivons sur la bande étroite d’un présent qui ne dit pas son nom, coupés du passé et incapables de croire au futur, que nous voilà propulsés sur l’échelle géologique, suspendus au rythme lent et irréversible de l’évolution et de l’extinction des espèces. Lorsque notre imagination cherche à se représenter notre propre extinction, elle trouve, par une sorte d’acrobatie métaphysique, un appui dans les fossiles des trilobites et des dinosaures qu’elle comprend analogiquement. De même érige-t-elle les grottes ornées en prototypes des constructions nucléaires actuelles, nécessairement inintelligibles aux archéologues du futur.
Avec la préhistoire, le « nouveau » –c’est-à-dire la possibilité même de l’histoire– n’appartient pas seulement au futur mais aussi au passé, pour peu que ce dernier ait été oublié, puis retrouvé.
Aussi nos hypothèses et nos arguments sur l’évolution culturelle de nos sociétés, sur leurs usages de la technique et leur organisation économique et politique, proviennent-ils toujours plus d’un passé qui semble gagner en clarté à mesure qu’il s’éloigne de la confusion du présent. Quand le brouhaha des événements et des noms s’estompe, quand le flux de l’éternel présent se fige tant il est observé de haut, nous pensons pouvoir distinguer des structures, des seuils, des tendances générales que nous espérons utiles à notre orientation au sein d’un monde que nous éprouvons plus confus que jamais. C’est la puissance heuristique de la longue durée qu’a mis en valeur Andrea Branzi dans son exposition «Neo-preistoria» (Milan, 2016), résumant la longue histoire de la technique humaine par cent objets et cent verbes, repères de notre marche dans l’espace désordonné et obscur du présent.
Mais la préhistoire ne se prête pas seulement à des lectures structurelles de la situation actuelle, car elle est intrinsèquement liée à des «événements», à des réalités anti-téléologiques stupéfiantes (Georges Bataille parlait du «miracle» de Lascaux), contraires à toute pré-diction fondée sur l’expérience et défiant les imaginations les plus hardies : ainsi William Turner substitue-t-il un dinosaure à l’habituel dragon dans son Jardin des Hespérides; ainsi les peintures sur les parois des cavernes restent-elles littéralement inaperçues pendant des siècles tant elles sont peu vrai-semblables; ainsi encore la grotte Chauvet vient-elle de bouleverser la taxinomie et la périodisation scrupuleusement établies par André Leroi-Gourhan. En somme, avec la préhistoire, le «nouveau» – c’est-à-dire la possibilité même de l’histoire – n’appartient pas seulement au futur mais aussi au passé, pour peu que ce dernier ait été oublié, puis retrouvé.
La préhistoire s’impose donc dans la conscience actuelle autant comme la préfiguration d’un monde sans les hommes («Il est aujourd’hui plus facile d’imaginer la fin du monde que celle du capitalisme», disait Fredric Jameson) que comme la source des potentiels du temps. À la fois critique et utopique, la préhistoire a une actualité forte : on la décèle dans les discours sur la mondialisation et le nouveau nomadisme – volontaire ou non –, dans la sacralisation des «sans nom», mais aussi dans le débat médiatique sur ce que l’on nomme l’«anthropocène», dans les relations ambivalentes maître/ esclave que l’homme entretient avec ses propres inventions techniques, ou dans les réflexions politiques qui étendent sinon l’«anthropocène», du moins ses prémices, jusqu’au début du Néolithique – cet âge de contrainte et de violence qui aurait mis fin au libre épanouissement correspondant au Paléolithique. Ouvertes aux interprétations, les formes toujours lacunaires de la préhistoire sont donc susceptibles d’être fonctionnalisées à outrance, leur absence de récit propre, leur «autisme» nourrissant toutes sortes de récits possibles.
Gardons-nous cependant de penser que notre affinité élective avec la préhistoire présente un caractère inédit; il nous faut au contraire insérer nos tropismes intellectuels et nos expériences affectives dans la trame d’une histoire moderne plus longue, plus complexe, plus nuancée. Car si l’on a pu inventer la préhistoire, par vagues successives, depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle, c’était parce que cette invention était nécessaire à la formation d’une conscience moderne largement affranchie de Dieu, étirant le temps à mesure qu’elle épuisait l’espace, creusant le doute en même temps qu’elle construisait l’absoluité de son savoir. La croyance au progrès était alors constamment sapée par une lucidité toute mélancolique sur la fragilité de ses fondements, tandis que le sentiment de l’accélération ne nous propulsait pas seulement vers le futur, mais aussi vers le passé. En progressant à la vitesse de l’éclair, les techniques étaient frappées de la même obsolescence qui affectait les vestiges paléontologiques que l’on déterrait par milliers : en découvrant les uns, on pensait aux autres. Le géologue britannique Gideon Mantell vantait au milieu du XIXe siècle les mérites du chemin de fer, capable de sillonner en tous sens les contrées anglaises et, avec elles, des ères géologiques entières; son exaltation le poussait si loin qu’il en imaginait les voyageurs du futur capables de traverser «l’ère anthropique». Mais cette accélération régressive entraînait également un effritement des formes historiques et une déclassification constante des catégories et des savoirs. Par le truchement de la préhistoire, la contingence de la modernité, pierre angulaire de la pensée métaphorologique de Hans Blumenberg, se manifeste de façon aussi négative que positive. Les domaines s’y chevauchent : la minéralité d’une pierre se confond avec celle d’un fossile, les traces accidentelles laissées sur la matière par des processus naturels se distinguent à peine des traces faites intentionnellement par l’homme; et la périodisation – moyen fondamental de domestication d’un temps informe – doit s’ajuster continuellement. Sans aucun doute, c’est cet ordre enchevêtré qui a fasciné les intelligences les plus inventives de la modernité, tel Pablo Picasso explorant vers 1930 dans ses Baigneuses la «monstruosité» foncière d’une préhistoire que Salomon Reinach définissait comme «un enfant né sans mère» et «une mère morte sans enfant»; le même enchevêtrement intéresse aujourd’hui Pierre Huyghe lorsqu’il suscite rapports et événements minuscules entre vivants et guette, en intrus, l’éclosion d’autres mondes possibles; de même, il fonde le récit proposé par Anna Lowenhaupt Tsing : son Champignon de la fin du monde (2015) n’est pas un constat de la fin de l’histoire, mais un exemple de symbiose naturelle et sociale ouvrant sur le futur.
C’est le trouble que sème la préhistoire dans le champ de la Raison qui nous intéresse aujourd’hui, nous qui, par notre volonté de nous dessaisir du monde et des choses, sommes si critiques du sujet pré-tendant à la souveraineté. Ce qui n’exclut pas des interprétations univoques, telle l’incrimination, souvent d’inspiration anarchiste, du Néolithique comme de l’âge qui aurait inauguré la hiérarchie, l’accumulation, la contrainte et l’écriture. Ainsi l’ontologie de la présence, qui ignore arbitraire, écarts et différences, revient-elle en force, ressuscitant le spectre d’un éden perdu, où la parole était immédiate et innocente (James C. Scott, Homo Domesticus, 2017). Mais puisque les retours au paradis finissent généralement assez mal, peut-être serait-il plus sage de s’attacher à la suspension des certitudes qu’opère la préhistoire. C’est ce que fait par exemple Thomas Hirschhorn avec l’espace de la caverne : pure énigme formelle adressée à la sensibilité et à l’intelligence, sa caverne poli-tique (post 11-Septembre) nous rend conscients de l’indétermination radicale entre l’espace ami et l’espace ennemi, entre l’abri qui protège et le lieu d’une conspiration dangereuse (Cavemanman, 2002).
La faille que le XVIIIe siècle finissant a ouverte dans le temps a englouti le monde des hommes. Face à l’étrangeté radicale de ce temps qui les ignorait, les hommes furent contraints de développer des techniques d’adaptation, d’appropriation et de domestication. Tout au long des XIXe et XXe siècles, les «êtres lacunaires» (Adolf Gehlen) que nous sommes avons élaboré théories et récits fictionnels comme des suppléments nécessaires à notre survie : nous avons métaphorisé le temps long (inconscient, sédimentation de la mémoire,atavismes,fossilisation du langage, des sociétés, des marchandises, etc.) et l’avons du même coup intériorisé. Les Dolmens de Tacita Dean sont ainsi des rémanences du modernisme britannique et du paysage familier des Cornouailles, mais, à l’encontre du modernisme des années 1930, ils ne témoignent plus d’une culture autochtone sans solution de continuité : photographiés en Allemagne, érodés par le passage du temps et suspendus dans un espace sans gravité, ils témoignent à la fois d’une intériorité et d’une extériorité («the out there») que l’artiste ne saurait s’approprier tout à fait.
Penser ces processus de métaphorisation peut contribuer à une autre lecture du discours sur l’an-thropocène, tel qu’on le trouve par exemple dans les écrits de l’historien Dipesh Chakrabarty : la conjugaison de l’échelle d’une vie et de celle de la géologie est l’une des opérations principales de la conscience moderne du temps, et cette conjugaison, plus ancienne qu’on ne le pense aujourd’hui, peut nous aider à élaborer notre rapport éthique et politique avec le monde. Quand on s’affranchit de l’habitus de la «première fois», on a plus de chances d’échapper à la fatalité de la «dernière fois».
Maria Stavrinaki est co-commissaire de l’exposition «Préhistoire, une énigme moderne» au Centre Pompidou, et auteur de Saisis par la préhistoire. Enquête sur l’art et le temps des modernes (Dijon, Les presses du réel, 2019).