Quel est votre rôle dans FIAC Projects ?
L’exposition du Petit Palais est une expérience collective avec des artistes, des galeries, une foire. Je n’y joue pas exactement le rôle du curator au sens où je l’entends : une personne qui a une vision, puis rassemble des œuvres et des artistes dans une véritable architecture. Il s’agit plutôt d’une expérience collective avec des artistes, des galeristes et la FIAC. J’ai accepté d’en faire partie parce que l’espace du Petit Palais est unique, en raison notamment de son sol en mosaïque dans la rotonde et la galerie Sud. Il se compose de 27 cercles enchâssés dans des carrés. Comment intervenir dans un tel espace où on ne peut rien accrocher aux murs ni au plafond? L’intérêt du projet réside dans cette contrainte maximale, l’obligation de travailler au sol. L’exposition est le fruit d’une vision de départ : pour respecter cette grille, j’en ai imaginé une autre. Je voulais poser 27 socles sur les 27 cercles, où seraient posées des œuvres. Mais j’ai dû m’adapter à la réalité car ce n’était pas possible chaque fois. L’exposition dépend de nombreux facteurs, notamment des œuvres que les galeries proposent – leur participation étant payante.
Comment avez-vous fait votre sélection ?
Pour constituer la base de l’exposition, j’ai invité des artistes dont je suis proche. D’abord, j’ai proposé à Ugo Rondinone d’occuper la rotonde avec une œuvre de sa série des murs peints. Ce « mur » cassera la perspective de la galerie Sud. J’ai également invité Christian Marclay, que j’ai bien connu au Swiss Institute de New York, à présenter un de ses fameux instruments de musique qu’il réinvente en fonction de la manière dont ils sont utilisés. J’ai bien sûr fait appel à Olivier Mosset qui montrera quelques-unes de ses motos. John De Andrea sera présent également. Une magnifique pièce de Bruno Gironcoli de 1972 sera montrée. Gironcoli était un artiste extraordinaire ; il a formé les meilleurs artistes comme Franz West, mais son travail a longtemps été oublié jusqu’à ce qu’Ugo Rondinone l’invite en 2007 dans l’exposition « Third Mind » au Palais de Tokyo. Ces artistes cités sont vraiment pour moi l’incarnation de ce que l’on peut appeler des « artistes d’artistes ».
La suite de la sélection s’est faite avec des créateurs qui ont des affinités avec ces grands maîtres, comme Ahn Kyuchul et ses objets manipulés, ou Leon Vranken avec une installation d’objets qui jouent les équilibristes. Il y a aussi des liens particuliers entre certains artistes : le cercle monumental de Felice Varini est, par exemple, un clin d’œil direct à Olivier Mosset.
Avec toutes ces contraintes, voyez-vous des thèmes ou des grandes lignes qui pourraient se dégager ?
Comme toutes mes expositions, je trouve le sens à la fin de l’accrochage. Les communiqués de presse devraient être écrits une semaine après l’ouverture, mais malheureusement, ce n’est pas comme cela que cela fonctionne ! Un John De Andrea devant une sculpture de Bruno Gironcoli, cela n’a aucun sens, pourtant cela active des champs d’interprétation inédits ! Une sculpture de Kati Heck est à des années-lumière des masques de Philippe Mayaux, et pourtant leur rapprochement connecte différents arcs narratifs. Et le sol en mosaïque qui sera une présence visuelle très forte va aussi colorer l’ensemble ; je ne sais pas encore ce que ça va produire et cette énigme s’intègre naturellement dans le procédé de cette exposition.
Votre rôle était-il très différent pour la foire Istanbul Contemporary en 2016 ?
Le contexte de la Turquie en 2016 était très différent. En tant que conseiller artistique de CI Contemporary Istanbul, j’ai proposé à l’époque une réflexion sur ce que l’art pouvait produire dans une ville qui compte des centaines de collectionneurs extraordinaires, ce dont on ne se rend pas forcément compte. Pour l’exposition qui s’intitulait « Collectors Stories », nous avons sélectionné 60 collectionneurs. À chacun d’entre eux, j’ai demandé de montrer deux œuvres de leur collection : l’une qui raconte une histoire de leur passion, l’autre qu’ils considèrent comme l’œuvre phare de leur collection. Cela a produit un fort impact, l’engouement populaire pour ce projet fut vraiment extraordinaire. Contemporary Istanbul est avant tout une foire ; elle fait donc un travail très différent d’une institution, et pourtant la foire offre un programme de conférences et de rencontres tout au long de l’année, et par là remplit un rôle éducatif essentiel dans une ville comme Istanbul où la plupart des grands musées sont privés. Le succès d’une telle initiative montre également l’importance que l’art contemporain peut jouer dans une ville telle qu’Istanbul.
Quel est, selon vous, le rôle d’une foire aujourd’hui ?
On a l’impression que les foires sont de grands caravansérails et c’est le cas : ce sont des lieux de vente et de rencontre. Mais une foire peut aussi radicalement changer la scène artistique d’une ville et son rapport à l’architecture, au développement des institutions et à la sensibilisation des expressions artistiques d’aujourd’hui. C’est ce qui s’est passé à Miami avec Art Basel ; l’activité est toujours centrée sur le marché et ne dure qu’une semaine, mais cet événement a engendré une véritable transformation. Les foires, puis dans leur sillage les ventes aux enchères, ont grandement contribué à médiatiser l’art contemporain. Pour la presse, sur Instagram ou sur Twitter, il est beaucoup plus facile de parler d’une œuvre en évoquant le prix record qu’elle a atteint ou le collectionneur-people qui l’a achetée. Évidemment, en tant que directeur de musée, je ne partage pas ces valeurs et déplore ce degré zéro de la critique. Mais, d’un autre côté, je pense qu’il est possible d’utiliser cette dynamique en happant l’intérêt porté par les gens à l’art contemporain et l’aiguillant sur d’autres territoires, où la pensée critique est encouragée et où une aventure tant esthétique qu’intellectuelle reste possible.
Cinq ans après avoir quitté le Palais de Tokyo et vous être un peu éloigné de Paris, comment voyez-vous la scène parisienne ?
Entre 2000 et 2006, à l’époque où j’étais au Swiss Institute, il y avait beaucoup d’artistes français qui arrivaient à New York, mais quand je voulais leur présenter des curators ou des collectionneurs, beaucoup me demandaient de ne surtout pas dire qu’ils étaient des artistes français. Cela signifiait « artiste officiel ». On voyait alors très peu d’artistes français dans les biennales et les foires. Prenons à titre de comparaison ce qui s’est passé dans les années 1980 en Suisse et en Allemagne : commissaires, galeristes, collectionneurs, critiques d’art, institutions étaient actifs sur la scène nationale et internationale... En France, il y avait d’excellents artistes mais l’éco-système français à cette époque ne rayonnait pas de manière internationale. L’État a tenté de le soutenir, mais par des initiatives artificielles qui se sont révélées contre-productives. À partir de 2006-2007, cela a beaucoup changé. Aujourd’hui, les artistes français vivent, exposent et ont des galeries à Londres, New York, Berlin, Shanghaï ; ils sont présents dans le monde entier.
Que vous apporte aujourd’hui votre expérience au MSU Broad Art Museum ?
D’abord ce lieu est un musée intégré dans l’université du Michigan ; on y est entouré de chercheurs. J’ai toujours voulu sortir l’art de son carcan en essayant d’être proche de ce que les artistes aiment faire. Au Palais de Tokyo, j’ai travaillé avec l’Institut Henri-Poincaré, l’Institut d’ingénierie physique de Moscou, ou le Tokyo Institute of Technology. Mais là tout est sur place. Nous travaillons avec Oscar Tuazon sur un système d’architecture à panneaux solaires, un projet des années 1960 de Steve Baer avec des équipes d’ingénieurs, de physiciens et de chimistes. Pour un projet de Robin Meier sur les insectes, j’ai fait appel au département d’entomologie. Je travaille également avec des ornithologues, sociologues, astrophysiciens, etc. Cela montre le chemin qu’a pris l’art ces dernières années. Le public est prêt pour ce type d’expérience. D’autre part, le Michigan est un lieu qui a été un cœur d’influence sur la question du vernaculaire. On comprend mieux, par exemple, pourquoi des artistes comme Jim Shaw et Mike Kelley, nés dans le Michigan, se sont passionnés pour les cartes de base-ball, les musiques les plus déjantées, des documents pédagogiques édités par des ordres secrets, des peintures du dimanche... Cela donne aussi une perspective sur ce qui me passionne depuis toujours : l’ontologie de l’œuvre d’art. Quels sont les mécanismes qui nous permettent de voir un objet ordinaire se transformer en œuvre d’art ?