Les marchands d’art et les maisons de ventes aux enchères s’empressent de dénicher les meilleures œuvres de Jean-Michel Basquiat afin d’assouvir l’intérêt croissant qu’éveille sa production, suite à la vente record (100,5 millions d’euros) de son tableau « tête de mort », Untitled (1982), chez Sotheby’s, en mai dernier.
L’acquéreur en question était Yusaku Maezawa, rock star japonaise devenue entrepreneur d’e-commerce. Celui-ci « a augmenté de manière significative la demande de Basquiat », selon Joe Nahmad, propriétaire de la galerie Nahmad Contemporary, qui a récemment mis en vente la toile Early Moses de Jean-Michel Basquiat pour 8,5 millions de dollars à la foire Frieze Masters à Londres. « On ne m’a jamais demandé autant de Basquiat, ajoute-t-il. Ce sont non seulement les États-Unis et l’Europe qui font preuve d’intérêt, mais aussi les collectionneurs provenant d’Asie, d’Amérique du Sud et du Moyen-Orient. « Les collectionneurs débutants souhaitant acheter leur première œuvre portent souvent leur choix sur Jean-Michel Basquiat. »
Audacieux et colorés, les tableaux de l’artiste font intervenir des éléments du street art et de la culture populaire qui parlent aux jeunes générations. Ce dernier est également apprécié par des musiciens célèbres de notre époque – dont Jay-Z, qui proclame « Je suis le nouveau Jean-Michel » – dans son single « Picasso Baby » et par les « influenceurs » des réseaux sociaux – comme Yusaku Maezawa, qui a affiché sa nouvelle toile à 100,5 millions de dollars avec fierté sur Instagram.
C’est plutôt le mythe d’un artiste autodidacte et vivant dans la misère, dont la célébrité est venue grâce à son talent et à force de volonté, qui a garanti une grande partie de son succès. Cette interprétation de la vie de Jean-Michel Basquiat omet le fait qu’il venait d’une famille aisée. Son père était un comptable né à Haïti et sa mère était d’origine portoricaine. Le peintre a fait sa scolarité dans une école privée et était trilingue : il parlait anglais, espagnol et français couramment depuis l’âge de quatre ans.
1982, l’année prospère
Les œuvres de Jean-Michel Basquiat datant de 1981 et de 1982 sont particulièrement prisées par le marché de l’art. Les dix toiles vendues le plus cher ont été produites pendant ces deux années-là.
Au début des années 1980, Jean-Michel Basquiat est passé d’artiste de rue à une pratique en atelier. « La galériste Annina Nosei lui a cédé un espace où il a pu créer des tableaux aboutis qui possédaient en même temps la même intensité et vitalité que son street art », dit Katharine Arnold, directrice et spécialiste chargée de l’art contemporain et de l’après-guerre chez Christie’s, qui a mis à la vente Red Skull (1982) le 6 octobre dernier. L’œuvre est estimée à un minimum de 12 millions de livres sterling, selon la maison de ventes. (Les bénéfices de la vente seront versés aux écoles KIPP du New Jersey, un réseau d’écoles publiques et gratuites qui n’ont aucun critère d’entrée et obtiennent de bons résultats.)
« Red Skull saisit l’image des rues. On y voit les édifices de Brooklyn Heights, en haut à droite, dépeints avec une peinture à l’huile très épaisse… La toile possède encore l’immédiateté du graffiti », explique Katharine Arnold.
Après 1983, Jean-Michel Basquiat est « devenu très dépendant à la drogue, selon Emily Tsingou, la conseillère qui a acheté sa peinture La Hara (1981) à 34, 98 millions de dollars (commission de la maison de ventes incluse) pour un client de Christie’s à New-York, en mai. Ce n’est que cinq années plus tard, en 1988, que l’artiste est mort d’une overdose d’héroïne alors qu’il n’avait que vingt-sept ans. « Il a commencé à en consommer de trop et à ne plus écouter aucun conseil. Au début des années 80, ses œuvres présentaient une vision très clairvoyante du monde, que l’on aperçoit rarement dans le reste de son travail, bien plus confus et inégal », dit Emily Tsingou. « On confond souvent les prix du marché avec la réussite artistique, mais dans le cas de Basquiat, ils sont très à propos. »
Cependant, trouver des peintures du début des années 1980 peut s’avérer compliqué. De nombreuses maisons de ventes aux enchères et des marchands d’art ont abordé les propriétaires de ces œuvres afin de leur racheter. « Nous avons fait des propositions d’offre à de très grands collectionneurs pour acheter leurs Basquiat. Toutes ont été rejetées. Ils ne sont tout simplement pas disposés à se séparer de leurs chefs-d’œuvre. »
Quand les marchands d’art arrivent à obtenir des œuvres comme celles-là, ils ne les ont pas pour longtemps. Les galeries Acquavella avaient prévu d’exposer Loin (1982) de Basquiat à la foire Frieze Masters mais ont précisé à The Art Newspaper que l’œuvre était « à présent en train d’être considérée pour sa mise en vente, ce qui implique, malheureusement, qu’ils ne l’exposeront plus à leur stand ».
La galerie Bruno Bischofberger, détentrice d’une œuvre intitulée Cilindrone (1984), par Jean-Michel Basquiat en collaboration avec Andy Warhol et Francesco Clemente, ne compte pas se séparer de son chef-d’œuvre de sitôt. La toile a été exposée au stand de Thaddaeus Ropac à la foire Frieze Masters mais elle n’est pas à vendre. Une autre peinture de Jean-Michel Basquiat, Big Sun, est proposée sur le stand Van de Weghe Fine Art pour près de 4millions de dollars.
Une expansion du marché
Tandis que la chasse aux Basquiat datant du début des années 80 continue, des marchands d’art et des maisons de ventes explorent aussi d’autres périodes de sa création. Jean-Michel Basquiat a « créé des œuvres extraordinaires après 1982 », explique Eleanor Nairne, co-organisatrice de l’exposition « Basquiat : Boom for Real à la Barbican Art Gallery (jusqu’au 28 janvier 2018).
C’est la première exposition à grande échelle consacrée au travail de l’artiste au Royaume-Uni. L’exposition, qui comprend plus de 100 œuvres, vise à replacer Basquiat dans le contexte d’une scène culturelle new-yorkaise plus large et se concentre également sur sa relation à la musique, à l’écriture, à la performance, au cinéma et la télévision.
Eleanor Nairne met à l’écart la toile King Zulu, un prêt du musée d’Art contemporain de Barcelone, qu’elle qualifie de « peinture exceptionnelle », où des musiciens de jazz, dont le visage est maquillé en noir, flottent sur un fond bleu électrique.
Bien d’autres exemples attestent du travail intéressant qu’a pu produire Jean-Michel Basquiat après les années 1980. « J’espère que les gens pourront commencer à apprécier la variété de son style. Le marché a tendance à associer un certain style à un certain type d’artiste », dit-elle.
Dans le cas de Basquiat, les œuvres les plus convoitées sont généralement ses peintures avec des têtes de mort, des couronnes ou des dessins anatomiques inspirés par l’ouvrage Gray’s Anatomy, que la mère de l’artiste lui avait offert lorsqu’il se remettait d’un accident de voiture. « Mais Basquiat n’avait pas vraiment de style caractéristique. Il était très expérimental et réinventait son travail tous les trois à six mois. Il y a encore des aspects de son œuvre qui ne sont pas pleinement compris », précise Eleanor Nairne.
L’importance de Jean-Michel Basquiat est maintenant universellement reconnue. Pourtant, les institutions ont été lentes à comprendre son œuvre et il est lamentablement sous-représenté dans les collections de musées. Dans la monographie récente The Art of Jean Michel Basquiat (publiée par la galerie Enrico Navarra, New York), Fred Hoffman écrit que dans l’année qui a suivi la mort de l’artiste, Herbert et Lenore Schorr ont proposé d’offrir une peinture de leur collection au Museum of Modern Art. « Le musée a répondu que de posséder un tableau de Jean-Michel Basquiat n’amortirait même pas les dépenses de stockage. »