The Art Newspaper : Comment décririez-vous le Louvre Abou Dhabi ?
Jean-François Charnier : Le dôme et les collections du Louvre Abou Dhabi sont une métaphore de l’oasis, et les oasis sont des croisements entre cultures. L’édifice de Jean Nouvel et le dialogue que nous avons entretenu avec lui nous ont permis de déterminer la chaîne et la trame du monument et celle de sa collection, dont la volonté est de proposer une lecture différente de l’histoire du monde. Le circuit de galeries prend la forme d’une spirale qui commence là où elle finit, l’idée générale étant de redéfinir, à travers l’histoire de l’humanité, ce qu’il y a d’universel dans cette ère d’intense globalisation.
TAN : Comment refléter cette idée à travers les œuvres ? La collection peut-elle relever de ce défi ?
J-FC : La formule « l’universalité de l’humanité » pourrait davantage être contemplée comme une question. Qu’ont les personnes, les cultures et les civilisations en commun ? En partant d’une vision historique et en prenant l’art pour témoin, il est fort possible que le musée soit le meilleur lieu pour contempler cette question sous une perspective différente. Les analogies entre objets peuvent nous procurer des pistes. Nous avons l’intention, par exemple, de comparer Isis (la déesse de l’Égypte antique) en train d’allaiter un jeune dieu à d’autres figures de la maternité européennes ou africaines.
TAN : Beaucoup de commentateurs conçoivent le musée comme une rencontre entre l’Orient et l’Occident. Ces remarques sont-elles pertinentes ?
J-FC : Nous vivons dans un monde d’images. À travers les œuvres d’art et les images iconiques, nous pouvons aller au-delà des rencontres mythiques entre Orient et Occident et ouvrir de nouvelles perspectives sur le monde d’aujourd’hui. Nous devons reconstruire le discours du monde postcolonial et multiculturel et essayer de refléter cette initiative dans le musée. Nous avons l’opportunité, ici, de revenir sur des concepts construits au XIXe siècle. Nous essayons de créer des instants dans les galeries qui puissent révéler les liens et les dialogues qui existent entre cultures et civilisations.
TAN : Mais l’art est avant tout une question d’identité…
J-FC : Voilà le paradoxe de toute œuvre d’art : elle est un produit du temps et de l’espace, mais elle essaie aussi de créer quelque chose de spécifique. Elle parle de ce que nous sommes et de qui nous sommes, elle est une marque d’identité locale, une démonstration de pouvoir et de prestige. C’est donc une manière de nous différencier, de séparer nos cultures. Mais le Louvre Abou Dhabi montrera que toutes les grandes œuvres vont au-delà de ces limites et touchent à ce que nous avons en commun. La connivence entre les œuvres de différentes cultures raconte une autre histoire, dont la valeur a longuement été sous-estimée. Nous devons chercher ces points de contact pour comprendre les valeurs universelles du processus de globalisation.
TAN : Alors, le Louvre Abu Dhabi doit-il prendre ses distances par rapport à l’histoire de l’art ?
J-FC : Je ne pense pas que rester dépendant de l’histoire de l’art, telle qu’elle est formulée en Europe, va fonctionner. L’histoire de l’art contemple la création artistique à partir de certaines règles et en partant d’une idée de séparation. Elle cherche systématiquement à tracer des distinctions entre cultures, écoles et artistes. Le Louvre Abou Dhabi s’attachera à l’histoire de l’art, mais montrera également l’humanité de la culture et des œuvres qui transcendent l’existence quotidienne, afin de partager cela avec toutes les cultures et les civilisations.
TAN : Mais lorsque les expositions sont organisées en fonction d’un fil conducteur, purement formel et sans contexte, le résultat a toujours tendance à être décevant, déroutant et un peu trop axé sur le commissaire d’exposition.
J-FC : Au Louvre Abou Dhabi, nous avons l’intention de respecter des critères variés, tels que la chronologie, l’identité culturelle et la séquence historique. Mais nous essayons aussi de montrer des phénomènes simultanés, comme la naissance des images de la fertilité partout dans le monde, l’usage de masques en or pour les rites funéraires en Égypte, Chine et Amérique centrale, ou la montée d’un roi-prêtre en Mésopotamie et en Égypte. Il n’y a pas d’autre musée dans le monde qui ait pris ce chemin. Nous espérons créer un dialogue entre les artefacts qui sont montrés dans les galeries et entre les artefacts et les visiteurs. La tension créée par ce dialogue sera dans l’esprit du musée. Nous ne voulons pas imposer un discours. Nous aimerions déclencher un processus qui inciterait les visiteurs à s’interroger sur leur place dans le monde.
TAN : Votre message est donc plutôt anthropologique. Iriez-vous jusqu’à dire que le Louvre Abu Dhabi est un musée de civilisations ?
J-FC : J’aimerais penser que nous sommes fidèles à l’histoire de l’art avec une dose d’anthropologie. Les anthropologues veulent connaître la fonction d’une œuvre d’art, tandis que certains historiens refusent précisément cela. Nous voulons présenter les œuvres de manière flexible et non pas imposer un discours vertical. Il s’agit de laisser les interprétations ouvertes. Le musée est un espace de suggestions et de questionnements.
TAN : Peut-on se passer de beauté dans un musée ?
J-FC : Tout devrait porter sur la découverte. Les galeries d’art devraient susciter des émotions : la beauté que découvre le visiteur, ou encore la beauté de la relation qui existe entre les œuvres. C’est cela qui est à la base de la collection du musée. Mais nous exposerons également les douze fondements de l’humanité, tels que la fertilité, le pouvoir, l’humain et le divin ou la naissance des grandes civilisations. Il ne s’agit pas seulement là de faits historiques, car ils influencent nos vies personnelles. Ce sont les témoignages de la culture qui a produit notre présent, le sédiment de notre vie aujourd’hui. Ils nous aident à comprendre comment le monde fonctionne. Donc, comme vous le voyez bien, nous n’avons pas seulement affaire au délice esthétique et à l’histoire de l’art, mais aussi à tout un autre niveau de signifiants.