« Il n’y a pas d’art sans monde de l’art », écrivait Arthur Danto en 1981. Dans votre livre, vous avez retenu 24 figures éminentes résumant le monde de l’art contemporain. Un choix ardu ?
Je suis partie des années 1970, période tournant de l’art conceptuel où se mettent en place les foires, les curateurs, où le monde de l’art contemporain se structure autour des artistes, curateurs, collectionneurs… J’ai commencé par les artistes en choisissant des personnalités marquantes et qui ont encore une aura aujourd’hui : Christian Boltanski, par exemple, reste un contre-modèle par rapport aux schémas très commerciaux. Il a aussi su intéresser les Américains, en leur apportant autre chose. À l’inverse, Jean-Michel Basquiat, mort très tôt, a vu tout un mythe se construire rapidement autour de lui. J’ai sous-titré l’ouvrage « des personnalités conquérantes » car on se rend compte en analysant les interviews, livres ou en les rencontrant, que ces personnalités avaient conscience d’être à part, et pour certaines de construire leur mythe de leur vivant. Gerhard Richter, par exemple, est fascinant : à la fois un immense artiste, mais aussi par sa façon de construire, très tôt, ses archives, de travailler avec certains intellectuels… La même chose pour Louise Bourgeois, qui s’est rendu compte assez vite de sa place, qui s’est ensuite démultipliée, ce qui fut aussi le cas de Francis Bacon.
Les curateurs occupent un chapitre entier du livre…
Je ne suis ni sociologue, ni experte. C’est mon point de vue en tant qu’actrice du monde de l’art contemporain que je donne. La puissance américaine s’impose, certes, avec Larry Gagosian ou, d’une autre manière, avec Marian Goodman, qui à l’inverse, apporte des artistes européens aux États-Unis. Les curateurs européens ouvrent les horizons, tels Germano Celant ou Harald Szeemann. Okwui Enwezor, lui, ouvre le monde de l’art aux minorités à travers la Documenta de Cassel et d’autres manifestations, montrant que le monde de l’art n’est pas réservé aux blancs américains ! Bien sûr, si on regarde les résultats des ventes du soir de New York, les Américains et les Allemands restent dominants… Mais c’était important pour moi de montrer aussi le rôle capital de personnes comme la conservatrice Suzanne Pagé, actuellement directrice artistique de la Fondation Louis-Vuitton, qui a permis de résister à l’opinion qu’en France, nous étions totalement occultés par les Américains et les Allemands. Elle a montré Daniel Buren ou Christian Boltanski, mélangés à un programme international… J’ai voulu rappeler qu’au-delà du discours du marché de l’art, les choses ne sont pas monolithiques, mais plus nuancées, plus ouvertes… Ce que l’on voit aujourd’hui avec la personnalité de la Cheikha Hoor Al Qasimi, que j’avais identifiée avant qu’elle ne soit en tête, fin 2024, du classement du Power 100 d’ArtReview !
Fille du cheikh de Sharjah, elle n’est pas une curatrice comme les autres…
Elle a pris la tête la Biennale de Sharjah et de la Sharjah Art Foundation à un moment où, pendant les Printemps arabes, le directeur de la Biennale a été renvoyé car il avait laissé un artiste montrer une œuvre polémique sur l’Algérie… Sharjah, c’est une biennale politique avec un positionnement très précis ! Mais, l’événement a rendu hommage à Okwui Enwezor, et s’ouvre à d’autres pays que les Occidentaux, notamment à l’Inde. C’est d’ailleurs Hoor Al Qasimi qui sera la commissaire de la prochaine Biennale de Sydney en 2026…
L’Asie est la grande absente parmi ces 24 personnalités…
Je l’évoque à travers Yayoi Kusama. L’artiste est intéressante, car elle occupe à la fois le champ de l’art expérimental d’après-guerre à New York et, ensuite, elle rentre dans la mode avec sa propre boutique sur Madison Avenue dans les années 1960… C’est un parcours plus complexe que ce qu’elle fait maintenant. Ce n’est pas un hasard si Louis Vuitton a fait appel deux fois à elle pour ses collections. Le M+ à Hong Kong lui a consacrée une grande exposition. Pourquoi ai-je retenu si peu de personnes d’Asie ? Parce qu’à mes yeux, il n’y a pas de grands curateurs, de grandes galeries issues de cette région qui se soient imposés… En revanche, s’il n’y avait pas eu le collectionneur Uli Sigg [qui a donné sa collection au M+, ndlr], qui figure dans ma sélection, il n’y aurait pas aujourd’hui de musées en Chine pour montrer de l’art contemporain asiatique…
François Pinault figure en bonne place…
Parmi les collectionneurs, j’ai retenu l’Américain Eli Broad, Peter Ludwig en Allemagne… François Pinault a joué un rôle fondamental pour la France. Il a révélé notre pays au niveau international. Plus grand collectionneur français, il a montré l’exemple à tous, et, par effet de mimétisme, aux autres collectionneurs français. Et s’il a largement acheté ou montré dans ses espaces parisiens ou vénitiens de la Pinault Collection des artistes américains ou Murakami, qui lui ont permis de se mettre au niveau des autres collectionneurs internationaux, il a aussi su défendre et soutenir la scène française…
Nathalie Obadia, Figure[s] de l’art contemporain. Des esprits conquérants, éditions Le Cavalier Bleu, 284 pages, 23 euros.