À l’orée des années 1960, Yves Klein et Arman présentent tour à tour deux expositions – désormais mythiques –, à la galerie Iris Clert, à Paris. La première se déroule en 1958, lorsque le premier invite les visiteurs à découvrir les espaces de l’enseigne dépouillés de tout objet, seul étant exposé le vide en tant que présence en soi. Devant cette proposition radicale, Arman met du temps à convaincre la galeriste d’accepter un projet totalement opposé, à savoir le plein, consistant à remplir jusqu’au plafond les locaux avec des objets trouvés, des rebuts et autres déchets. C’est le 25 octobre 1960 qu’est finalement inaugurée cette proposition uniquement visible depuis la rue.
Klein face à Arman
Pour la première fois, une exposition est centrée sur ce moment d’histoire de l’art en invitant, en vis- à-vis, les deux Nouveaux Réalistes. L’initiative en revient aux collectionneurs Giancarlo et Danna Olgiati, lesquels disposent d’un lieu d’exposition qui fait partie du réseau muséal du MASI Lugano et est situé en face du LAC – Lugano Arte e Cultura. « Arman est l’artiste que j’ai le mieux connu, précise Giancarlo Olgiati. J’ai été son avocat pendant trente ans. Il était une personne incroyable, parce qu’il était consommateur de tout, même avec les femmes... Arman me disait qu’avec les Allures d’objets, il était le fils de [Giacomo] Balla ; qu’avec les accumulations, il était le fils de [Kurt] Schwitters ; qu’avec la multiplication des objets, il était le fils de [Marcel] Duchamp. Et lorsqu’il faisait des carrés avec les cadres, il était le fils de [Kasimir] Malévitch. »
À l’entrée de l’exposition, à côté de deux portraits géants des artistes en noir et blanc, est accroché un Portrait-relief d’Arman par Yves Klein, son corps bleu IKB en trois dimensions se détachant sur un fond d’or. Le parcours présente sur la partie gauche les œuvres d’ Yves Klein et à droite celles d’Arman, dans une scénographie conçue par l’architecte tessinois Mario Botta. Ce dernier a imaginé une série de « chapelles absidiales », comme il les nomme dans un entretien avec le commissaire Bruno Corà publié dans le catalogue (Yves Klein e Arman. Le Vide et Le Plein, Milan, Mousse Publishing, 2025, 176 pages, 40 euros). Ces espaces se font face et accueillent en tout trente-deux pièces d’Yves Klein et trente d’Arman. « La Fondation Yves Klein nous a beaucoup aidés, parce que réunir autant d’œuvres est compliqué », explique le collectionneur qui est lui-même prêteur de cinq œuvres du premier et de neuf du second.
S’opposent dans ces pièces les questions de spiritualité et d’immatérialité au principe de la « consommation quantitative », poursuit Giancarlo Olgiati, qui pointe une exception, la première chapelle : « Pourquoi ? Parce qu’Arman, fils d’un typographe, a inventé l’empreinte avant Klein. » Est notamment présenté Cachet (priorité A) de 1957, traces de tampons sur papier où apparaît un « d » en minuscule, alors que se déploie en face un ensemble de monochromes d’Yves Klein datant de la même époque magnifié par la scénographie de Mario Botta. Anthropométries, Cosmogonies, Éponges bleues et Peintures de feu se succèdent dans cette exposition remarquable. Du côté d’Arman, outre le Premier portrait-robot d’Yves Klein, le Monochrome (1960), le parcours comprend des œuvres issues de ses grandes séries jusqu’à des pièces de la fin des années 1960 – Yves Klein décède en 1962 –, comme celles réalisées à l’invitation de Renault. Outre les Ailes jaunes – Accumulation Renault no 105 (1967), réunissant des éléments de carrosserie, l’artiste regroupe aussi des bielles ou encore des faisceaux électriques, qu’il titre ironiquement Spaghetti – Sauce Renault (1968).
Ghirri et Kirchner au lac
Ce sont d’autres clichés de l’Italie que mettent en évidence les photographies de Luigi Ghirri au Museo d’arte della Swizzera italiana (MASI) voisin. Cette grande exposition intitulée « Viaggi » (voyages) se concentre avec beaucoup d’humour sur le tourisme, les vacances, les sites et monuments. En 1977, Luigi Ghirri réalise une série dans le parc Italia in miniatura, à Rimini, lequel offre des reproductions en modèle réduit de monuments d’Italie, de Rome, Milan, Sienne... Le photographe s’attarde sur l’envers du décor, comme dans cette image qui montre la structure de béton rosé d’un massif montagneux.
Luigi Ghirri s’intéresse aux aménagements touristiques, aux lunettes de vue devant la mer, aux fêtes foraines sur la plage, aux publicités se déployant devant des paysages, aux faux palmiers, mais aussi aux vrais. Les personnes sont souvent vues de dos, telle cette femme contemplant la Vénus d’Urbin de Titien aux Uffizi, à Florence, dont la tête vient opportunément cacher le sexe ; ces deux femmes âgées coiffées d’un bob blanc admirant Rome depuis les hauteurs, appuyées sur une balustrade ; ou ce couple enlacé regardant la Giudecca et San Giorgio Maggiore à Venise. Dans une autre image, c’est la place Saint-Marc qui tangue dangereusement dans une boule à neige. Le voyage est encore implicite dans une série de photographies de cartes de géographie. Cette balade qui touche au banal compte 130 clichés sélectionnés par le commissaire James Lingwood, lequel n’a pas fait l’impasse sur les images de montagnes, parfois prises en Suisse.
C’est justement dans le massif alpin helvétique que s’installe Ernst Ludgwig Kirchner en 1917. L’artiste fuit alors l’Allemagne en guerre et peindra dans les Grisons pendant deux décennies, jusqu’à ce jour de 1938 où il se donne la mort. Durant cette période, il poursuit son œuvre expressionniste, s’inspirant de la vie locale pour représenter les paysans et les ouvriers dans leur vie quotidienne. Il peint aussi des paysages de montagne ou de forêts avec sa palette de couleurs arbitraires composée de roses, de verts, de bleus... Le MASI a réuni dix tableaux de l’artiste, choisis parce qu’ils ont été présentés dans deux expositions en Suisse de son vivant, au Kunstmuseum Winterthur en 1924 et, un an avant, à la Kunsthalle de Bâle. Le musée de Lugano confronte ses toiles à celles des artistes suisses du Gruppe Rot-Blau, principalement actifs dans la « ville du coude du Rhin », et qui ont introduit l’expressionnisme en Suisse. L’exposition rassemble ainsi des tableaux faisant partie des collections du MASI d’artistes tels que Hermann Scherer, Albert Müller, Paul Camenisch, Werner Neuhaus ou Max Sulzbachner, lesquels ont fréquenté le grand Allemand. Ici encore, des rencontres au sommet.
« Yves Klein e Arman. Le Vide et Le Plein », 22 septembre 2024- 12 janvier 2025, Collezione Giancarlo e Danna Olgiati, Lungolago, Riva Caccia 1, 6900 Lugano, Suisse.
« Luigi Ghirri. Viaggi. Photographies 1970-1991 », 8 septembre 2024 - 26 janvier 2025, et « Ernst Ludwig Kirchner et les artistes du groupe Rot-Blau », 17 novembre 2024 - 23 mars 2025, MASI – Museo d’arte della Svizzera italiana, LAC, Piazza Bernardino Luini 6, 6900 Lugano, Suisse.