À l’occasion du Salon Museum Connections 2025, vous animez une table ronde intitulée « Valoriser l’héritage industriel à l’ère de la transition écologique ». Pourquoi ce thème ?
Au regard de la crise environnementale, il y a de véritables enjeux pour le patrimoine industriel. Par exemple, l’écomusée de Bois-du-Luc, en Belgique – dont la directrice, Chloé Pirson, sera présente au Salon –, a été rebaptisé, en 2016, musée de la Mine et du Développement durable. Il ne s’agit pas que d’une question de nom. On ne peut, à l’heure actuelle, évoquer un site minier comme on l’a fait par le passé, le paradoxe étant de célébrer une activité qui est aussi à l’origine du dérèglement climatique. Les préoccupations environnementales des publics sont aujourd’hui tout autres. Si des générations de mineurs se souviennent avec fierté de ce qu’ils ont réalisé, il y a maintenant les générations de leurs enfants, voire de leurs petits-enfants, qui ont évidemment un autre regard sur le combustible fossile. Comment concilier les deux ? Il s’agit de conserver les éléments constitutifs d’une mémoire, tout en apportant une dimension critique.
La Biennale d’art Manifesta, se déroulant dans des villes européennes, comme Barcelone en 2024, est un autre exemple – Yana Klichuk, qui en est la directrice des publics et de la médiation intervient également au Salon. Le principe consiste à œuvrer sur et avec le territoire local, artistes inclus, en prenant possession de sites emblématiques, patrimoine industriel compris. À Barcelone, Manifesta 15 a mis en lumière « La Sagrada Familia des travailleurs », située à Sant Adrià de Besòs, une ancienne centrale électrique, coiffée de trois imposantes cheminées, qui a été fermée en 2011. Cette manifestation artistique est précieuse, car elle offre l’opportunité de réfléchir à de nouvelles destinations pour ces lieux désaffectés.
Le patrimoine industriel représente une grande part du parc immobilier de la SNCF, comment le valorisez-vous en regard du développement durable ?
La SNCF est le deuxième propriétaire foncier de France. Le patrimoine ferroviaire occupe une place importante dans l’histoire du patrimoine industriel. Il présente la particularité d’être un patrimoine vivant, encore en exploitation, qui fait partie de notre quotidien, et évolue avec les usages et la société.
Il y a aujourd’hui, en France, plus de 3 000 gares en activité, dont la plupart ont été érigées avant 1950. Faire perdurer un héritage du XIXe siècle, c’est aussi en faire perdurer l’usage. Notre mission est double : préserver un patrimoine industriel historique et le faire évoluer afin de l’adapter à un meilleur usage pour les générations futures. La gare de Tourcoing [Nord], par exemple, a été construite pour l’Exposition internationale des industries du textile de 1906 et est inscrite à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques depuis 1984. Elle a fait l’objet d’une restauration en 2022, notamment de ses façades polychromes en briques rouges et blanches. Ce sont les équipes patrimoine d’AREP [Architecture Recherche Engagement Post-carbone] qui étaient chargées de l’opération. Cette agence de conception et d’ingénierie, filiale à 100 % de SNCF Gares & Connexions, est très engagée dans les enjeux du développement durable et mesure l’empreinte écologique de chaque projet, particulièrement par le biais d’une démarche-manifeste intitulée EMC2B [énergie, matière, carbone, climat et biodiversité]. La gare de Tourcoing a été restaurée avec des matériaux locaux et biosourcés.
La SNCF semble avoir une solide expérience du réemploi. De quoi s’agit-il exactement ?
Le réemploi n’est pas un procédé récent. Au Moyen Âge, déjà, on démontait des bâtiments élément par élément pour les remonter ailleurs. C’était autant une question de bon sens que d’économie. Au XIXe siècle, il y a eu, d’un côté, les théories hygiénistes qui prônaient la démolition et l’emploi de matériaux nouveaux ; de l’autre, néanmoins, la révolution industrielle qui généra la standardisation. Le patrimoine ferroviaire est sériel, et l’industrialisation des éléments de construction facilite leur réemploi. Certes, la configuration idéale est un réemploi in situ, mais le développement du chemin de fer permet aussi le transport de matériaux d’un site à un autre, voire sur de longues distances. La Compagnie des chemins de fer du Midi, qui opérait notamment dans le Sud-Ouest, recyclait des rails usagés en porte-caténaires ogivaux. On peut encore en voir sur la ligne Bordeaux-Arcachon.
Au milieu du XIXe siècle, avec l’essor du chemin de fer, des gares s’agrandissent, d’autres voient le jour. L’embarcadère de Caen [Calvados] est déposé, afin de laisser place à une construction plus pérenne, et le bois de sa charpente servira de structure à la nouvelle gare de Saint-Lô [Manche]. La grande halle des voyageurs de la gare de Valence-Ville [Drôme] est en réalité celle qu’avait conçue l’architecte Louis-Jules Bouchot pour Saint-Germain-des-Fossés [Allier], au nord de Vichy. Elle a été démontée, acheminée en train et remontée, pièce par pièce, en 1903.
Autre exemple de développement durable avant l’heure : la gare de Lille-Flandres (Nord), érigée avec les pierres de la première gare du Nord, à Paris.
L’embarcadère de la gare du Nord a été construit en 1846 par Léonce Reynaud. L’augmentation rapide du trafic a fait que les Rothschild, propriétaires de la Compagnie des chemins de fer du Nord, ont demandé, en 1860, à l’architecte Jacques Ignace Hittorff de la reconstruire. La façade de la première gare a alors été démontée pierre par pierre, lesquelles ont été soigneusement numérotées et transportées à Lille, où la façade a été remontée. Nous avons pu documenter avec précision ce réemploi grâce aux archives de la SNCF et à un fonds des Archives nationales du monde du travail, à Roubaix [Nord]. L’ensemble nous permet de comprendre que le réemploi n’est pas de l’opportunisme, car il implique un réel savoir-faire. Ces archives nous apprennent également qu’il existait une sorte de « magasin de pièces détachées », ouvert aux architectes. À Lille, on peut ainsi retracer le parcours d’un manteau de cheminée et de meubles.
Le réemploi est-il toujours d’actualité ?
Oui. Ainsi, en 2023, le parvis de la gare de Saint-Denis [Seine-Saint- Denis] a été entièrement démonté, afin d’y creuser un passage souterrain desservant notamment la nouvelle ligne H du Transilien. Le démontage s’est fait pavé par pavé, et l’ensemble de l’esplanade a fait l’objet d’une reconstruction précautionneuse.
Quelle différence y a-t-il entre les termes « réemploi » et « recyclage » ?
Dans le cas du réemploi, on conserve l’intégrité de « l’objet ». Celui-ci est réutilisé à l’identique, sans être transformé. Le recyclage, lui, consiste en la transformation des matériaux. À l’échelle de l’économie circulaire, le réemploi est plus vertueux, car le recyclage nécessite de l’énergie, les matériaux étant souvent réduits en poudre ou fondus, comme les rails.
À Lyon (Rhône), le technicentre SNCF de La Mulatière – 20 hectares – a fermé ses portes en 2019. La Métropole du Grand Lyon a acquis, en 2023, les halles 8 et 9, respectivement 6300 et 5900 m2, pour y installer, notamment, la Biennale d’art contemporain en 2024-2025. Quels travaux y ont été menés avant livraison ?
La SNCF a entrepris des travaux de dépollution et de désindustrialisation, afin de répondre aux exigences environnementales et permettre un réemploi temporaire à court terme. Ce site fait l’objet d’une gouvernance partenariale entre la SNCF, la commune de La Mulatière et la Métropole du Grand Lyon, laquelle mène les réflexions liées à sa future transformation urbaine. La volonté de la Métropole de préserver l’histoire du site se lit dans le nom qu’elle a donné à ces deux halles : Les Grandes Locos, preuve que ce lieu fait partie de l’histoire de la ville et de l’imaginaire collectif des Lyonnais. Instiller de nouveaux usages des lieux, c’est permettre aux bâtiments de perdurer. Et la culture est un véritable point d’entrée pour le patrimoine industriel, afin de faire venir un public dans des endroits où il n’avait pas la possibilité ou l’habitude d’aller. Elle permet ensuite de poursuivre des projets dans d’autres registres, comme l’économie sociale et solidaire.
Le patrimoine industriel aurait-il une vertu environnementale ?
La construction est l’un des secteurs les plus consommateurs de matières. Il convient donc d’agir sur ce secteur pour réduire notre empreinte carbone. Le patrimoine industriel apparaît dorénavant comme une ressource, a fortiori avec l’objectif de « zéro artificialisation nette des sols » à l’horizon 2050 que s’est fixé la France dans le cadre de la loi « Climat et résilience » adoptée en 2021. Le « déjà-là » acquiert alors une valeur particulière.
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Museum Connections 2025 : « Vers une redéfinition de l’innovation culturelle », 14 - 15 janvier 2025, Paris Expo, 1, place de la Porte-de-Versailles, 75015 Paris, museumconnections.com
17e Biennale d’art contemporain de Lyon : « Les Voix des fleuves – Crossing the Water », 21 septembre 2024 - 5 janvier 2025.