Son ampli et ses guitares l’attendent dans un coin de la galerie Éric Dupont, à Paris. Après avoir salué les nombreux visiteurs venus l’écouter en ce jour gris de novembre, Keziah Jones, costume rose cintré sur un tee-shirt blanc ras-de-cou, bonnet sur la tête et paire de Converse aux pieds, empoigne son instrument et s’approche du micro. Le bluesman de 56 ans, à la silhouette affûtée, n’a pas pour habitude de se produire dans des galeries d’art. Le Nigérian, plus familier des studios ou des salles de concert, n’est toutefois pas là par hasard : il est entouré de dessins réalisés en secret depuis plus de vingt ans. Pour la première fois, il dévoile au public cette autre facette de lui-même, à quelques semaines seulement de son retour discographique, avec la sortie, le 24 janvier 2025, d’un nouvel album live enregistré à Lagos : Alive & Kicking. Avant de lâcher ses riffs, il se livre à une petite explication : « Lorsque j’écris un morceau, j’arrive parfois à un point de blocage, une impasse créative. Je pose alors ma guitare et m’attelle au dessin sur de grandes feuilles. Je laisse mon bras circuler librement à la surface, mon esprit vagabonde. En général, au bout de quelques heures, quand je reprends ma guitare, mon problème a disparu. »
Quelques jours après sa prestation, rendez-vous est donné au musicien sous la verrière de la galerie Éric Dupont, qui expose une vingtaine de ses compositions. Derrière l’entrée, on aperçoit le vélo hollandais que le virtuose chevauche quand il séjourne à Paris. Ce nomade a toujours eu la bougeotte. Né en 1968 à Lagos, Keziah Jones part à l’âge de 8 ans à Londres pour suivre des études. Il y découvre la musique, avant d’être révélé au grand public dans la capitale française, avec la sortie en 1992 de son premier album, Blufunk is a fact!, fusion enivrante de soul et de blues.
Un outil pour composer
Enveloppé dans une sorte de peignoir éponge bleu touareg, chapka noire enfoncée sur la tête, Keziah Jones replonge dans son enfance pour raconter sa passion graphique : « Je dessine depuis que je suis tout petit. J’aimais beaucoup les bandes dessinées. J’ai toujours été intéressé par l’image. Je représentais souvent les membres de ma famille. Mes parents me donnaient du papier, car j’étais un garçon hyperactif. Avec un crayon dans la main, je me calmais. Au Nigeria, nous avions seulement accès aux comics américains, aux histoires de super-héros comme Superman ou Spiderman. Au Royaume-Uni, j’ai découvert de nombreux romans graphiques ainsi que des dessins animés à la télévision. Le dessin est donc arrivé dans ma vie avant la musique. Ensuite, j’ai rassemblé les deux, et cela a pris tout son sens. » En 2013, pour la sortie de son album Captain Rugged, il s’offre son propre comic strip en scénarisant une bande dessinée du même nom, mise en image par Native Maqari. L’histoire d’un super-héros africain, évidemment.
Réalisées sur de modestes cartons de 1 mètre par 1,40 mètre, et pour certaines simplement punaisées au mur, ses œuvres représentent des réseaux de lignes abstraites. D’une pointe fine, Keziah Jones entrelace des courbes, ébauches de toiles d’araignées, formant comme des synapses ou un système nerveux. En s’attardant sur ses motifs, l’œil distingue des contours organiques, des silhouettes féminines. Ensuite, l’artiste renforce certains traits afin de révéler les figures apparues inconsciemment.
En prenant le crayon, Keziah Jones transforme des sons en images. Cet autodidacte pense sa musique de manière visuelle : « Ma façon de jouer est très graphique. Je déplace ma main sur le manche de la guitare comme je bouge un feutre sur la toile, deux cases plus haut, deux cordes plus bas. C’est ainsi que je compose mes chansons. »
Il envisage ses dessins plutôt comme des outils, ceci expliquant que certaines créations soient parfois abîmées ou tachées. « Elles traînent quelquefois sur le sol de mon studio. Je ne les ai jamais considérées comme une chose que quelqu’un d’autre pourrait regarder, observer et apprécier. Elles sont comme le brouillon de mes chansons. »
Lorsqu’il s’attarde aujourd’hui sur ces maillages hypnotiques, Keziah Jones perçoit une musique, comme si les sons s’échappaient de ces paysages abstraits en trois dimensions. Une forme de synesthésie se produit. Selon lui, une mélodie est associée à un mouvement. Chaque dessin renvoie par conséquent à un morceau, archive un moment en studio.
Un rapport au corps et aux origines
Le dessin est aussi une manière de reprendre contact avec son corps. Une véritable épreuve physique : il peut passer jusqu’à sept heures d’affilée sur un motif, soignant chaque détail, oubliant la notion du temps. « Mon ex-compagne avait une grande table basse entourée de coussins, raconte-t-il. C’était parfait. Je pouvais m’asseoir et me pencher sur les dessins. » Puis de reprendre : « J’aime entendre le son de mon bras sur le papier. Cela me détend. C’est propice à la méditation. Comme je tourne autour de la feuille, ces œuvres n’ont ni haut ni bas. À la fin seulement, j’appose une signature, ce qui lui donne un sens de lecture, mais chacun peut y voir ce qu’il veut. » Keziah Jones signe Femi Sanyaolu, raccourci de son prénom Olufemi. « Keziah Jones est le nom de scène que j’ai choisi pour la musique. C’est une construction, explique-t-il. Ces dernières années, j’ai décidé de montrer aux gens qui se cache vraiment derrière ce pseudonyme. Je dessine depuis l’enfance. Il est plus logique de signer Femi Sanyaolu. »
Où trouve-t-on la présence du Nigeria dans ses créations ? Dans certaines œuvres où le dessin s’accompagne de collages, quelques références à la tradition yoruba et à la culture africaine apparaissent. Il se rappelle son père lui faisant découvrir, enfant, les danses traditionnelles en costumes pour le roi. Cependant, son premier choc esthétique remonte à l’adolescence, il est européen. « J’avais peut-être 16 ans, lorsqu’une amie espagnole m’a offert un livre de Salvador Dalí. Ses peintures m’ont vraiment époustouflé. L’idée que l’on puisse dépeindre d’autres mondes de manière si réaliste m’a bouleversé. Cela m’a donné envie de représenter ce que j’avais en tête, de dépasser mes limites, que ce soit musicalement avec une guitare ou visuellement avec un stylo. »
Avec un pied à Lagos, un autre à Paris, ou ailleurs en tournée permanente, Keziah Jones habite avant tout le temps présent. Il consigne tous les moments traversés, les visages croisés, les lieux arpentés dans des carnets, comme des points de fixation de sa mémoire. Il écrit constamment. Certaines de ses œuvres sont, elles aussi, annotées. Sur l’une datant de 2017, on peut lire : « Counting Spells from the Comfort of Ones Home » (Compter les sorts depuis le confort de son domicile). Il est désormais prêt à dire au revoir à ses dessins, lesquels sont à vendre (entre 4 000 et 8 000 euros) ; il n’en a plus l’utilité. La musique a pris le relais, les airs sont enregistrés.
Keziah Jones collectionne par ailleurs quelque peu. Sur les conseils d’une amie, il a dernièrement acquis une petite peinture d’un artiste nigérian. Le musicien s’intéresse aussi au travail de Dimitri Milbrun, qui a étudié aux Beaux-Arts de Paris et explore ses racines haïtiennes, ainsi que les traumatismes de la communauté noire issue de la colonisation. Dans son musée imaginaire, il exposerait des masques yoruba, des toiles de Francis Bacon et d’Egon Schiele, Le Baiser de Gustav Klimt ou une sculpture de Constantin Brancusi, dont il a vu récemment la rétrospective au Centre Pompidou, à Paris.
Ses coups de crayon n’ont pas de titre. L’exposition, elle, est intitulée « The Invisible Ladder » (L’Échelle invisible), du nom d’un morceau paru sur son premier album. « Une chanson ou un dessin permettent d’aller d’un point A à un point B. C’est une échelle invisible qui élève l’esprit en partant du corps », précise Keziah Jones, qui poursuit sa propre trajectoire.
« The Invisible Ladder », 14 novembre 2024-11 janvier 2025, galerie
Éric Dupont, 138, rue du Temple, 75003 Paris, eric-dupont.com
Keziah Jones, Alive & Kicking, Because, sortie le 24 janvier 2025.