Un musée fermé est, habituellement, une mauvaise nouvelle. Sauf lorsque celui-ci se saisit de l’occasion pour montrer ses collections ailleurs, a fortiori à l’étranger. Ainsi en est-il du Tokyo Metropolitan Edo-Tokyo Museum, au Japon, actuellement en rénovation, qui a fait voyager une centaine d’estampes (ukiyo-e) pour les déployer, jusqu’au 1er février 2025, à la Maison de la culture du Japon, à Paris. L’exposition s’intitule « Tokyo, Naissance d’une ville moderne » et rassemble, outre lesdites estampes, affiches, photographies, documents, films d’archives, objets et accessoires de mode.
Après un microprologue consacré à un maître, Kobayashi Kiyochika, et ses représentations fameuses de l’ancienne capitale shogunale Edo – future Tokyo – datant de la fin du XIXe siècle, telle Vue d’Ushimachi à Takanawa, le parcours se décline chronologiquement en quatre volets distincts, se focalisant sur des estampes des années 1920 et 1930. Ces deux décennies furent, en effet, une période de gigantesques transformations urbaines et sociétales de la capitale nippone et pour cause : le 1er septembre 1923, à 11 h 58 exactement, un vaste tremblement de terre dévastait la région du Kantô, Tokyo en particulier, y faisant plus de 100 000 morts et détruisant la ville à 44 %. Cet événement est illustré par les œuvres de la deuxième section de l’exposition, rares, car elles ne sont, en réalité, peu à décrire les conséquences désastreuses de cette catastrophe naturelle. En témoignent donc ces sept œuvres signées Hiratsuka Un’ichi – sur une série de douze existantes, dont on ne connaît l’ordre que grâce à un carnet récemment retrouvé –, intitulées Paysages de ruines après le tremblement de terre de Tokyo, dont l’impression fait même ressortir les lignes du bois.
Traité dans la première partie, l’avant-séisme évoque les années 1910, période de renaissance de l’ukiyo-e par la réinvention des formes d’expression. À cette époque naquirent deux nouveaux courants de la gravure : les shin hanga – « nouvelles estampes » – et les sôsaku hanga – « estampes créatives ». Les premières conservent la chaîne de création « classique », en l’occurrence une séparation entre les divers métiers : peintre, graveur, imprimeur et éditeur. Pour les secondes, l’artiste, seul, est aux manettes de bout en bout. Se développent, entre autres, les « portraits de femmes » ou bijinga, telle cette Femme se peignant les cheveux de Hashiguchi Goyô, et les portraits d’acteurs de kabuki ou yakusha-e, tel cet expressif Morita Kanya XIII dans le rôle de Jean Valjean. Autre thème abordé : les scènes de la vie quotidienne, comme ces élégants paysages urbains de Kawase Hasui (Douze scènes de Tokyo) ou cette vue nocturne, Nuit à Ikenohata de Itô Shinsui, d’où sourdent finesse des traits et délicatesse des couleurs.
L’après-séisme, lui, se matérialise dans la troisième section de l’exposition. Les travaux de reconstruction permettent l’érection d’une nouvelle typologie de bâtiments et la création de parcs, le développement des routes et du réseau ferré ou la rénovation des voies fluviales. La ville, grâce au béton et à l’acier, va se moderniser à grande vitesse. Symboles, notamment, de cette vitalité retrouvée et de la métamorphose en marche : les pont-treillis aux épaisses poutres métalliques, tel celui dessiné par Fujimaki Yoshio (Pont en acier) ou, sur la rivière Sumida, Le pont Kiyosu de Kawase Hasui inspiré, paraît-il, d’un autre ouvrage suspendu enjambant, lui, le Rhin, à Cologne (Allemagne). Tokyo s’agrandira considérablement en 1932, en fusionnant avec 82 villes et villages alentour pour donner naissance au « Grand Tokyo » et à ses… 35 arrondissements. Cette ampleur est immortalisée à l’envi par les séries Douze vues du Grand Tokyo de Fujimori Shizuo et Cent vues du Grand Tokyo à l’ère Shôwa de Koizumi Kishio, dont celle, splendide, Les Gazomètres de Senju.
Dans une ville en plein redéploiement, où les attributs modernistes ne manquent pas – comme la célèbre Tour de Tokyo de Kasamatsu Shirô –, ne restait plus qu’à évoquer l’émergence du consumérisme qui l’accompagne, ce que figure la quatrième et ultime section de l’exposition. Ainsi, dans les années 1930, s’épanouissent cafés, grands magasins et autres salles de spectacle, faisant de la culture urbaine et de l’émancipation des Tokyoïtes des sujets très prisés les graveurs.
Dans nombre d’œuvres, la nostalgie pour un passé révolu le dispute à l’exaltation pour le changement. Ces estampes subliment cet entre-deux, autant qu’elles jettent souvent le trouble entre les codes de représentation traditionnels attachés à cette technique et la modernité à tous crins qui, finalement, s’en dégage. Un bonheur !
--
« Tokyo, naissance d’une ville moderne. Estampes des années 1920-1930 du Edo-Tokyo Museum », du 6 novembre 2024 au 1er février 2025, Maison de la culture du Japon, 101 bis quai Jacques Chirac, 75015 Paris.