Aleksandra Kasuba (1923-2019), figure historique et pionnière de l’art environnemental, a quitté son pays pour s’installer aux États-Unis après la guerre. Marija Olšauskaitė, née en 1989 et vivant à Vilnius, a notamment participé à l’exposition « The Milk of Dreams », à la Biennale de Venise en 2022. L’exposition rétrospective – la première en Europe – consacrée à Aleksandra Kasuba témoigne de l’attention particulière dont jouit aujourd’hui son travail dans le contexte d’un regain d’intérêt pour les pratiques expérimentales des années 1970, à cheval entre l’art, la technologie et l’architecture. Dès le début du parcours, une grande structure pénétrable, Spectrum. An Afterthought, créée en 1975 et composée de volumes en matière textile, lève le voile sur ses préoccupations majeures : souci de l’espace façonné de manière à lui conférer une apparence matérielle ; rejet de l’angle droit et priorité attribuée aux formes rondes, enveloppantes, semblables à un cocon protecteur ; volonté de stimuler la sensibilité du spectateur au moyen de lumières colorées émanant de lampes au néon et de filtres. Traversant ces espaces colorés, on pense à des artistes tels que Robert Irwin ou, plus tard, James Turrell qui prendront appui sur l’aspect physique de la lumière pour éveiller le spectateur à des expériences sensorielles et perceptuelles nouvelles. Mais Kasuba suit une autre direction. Car elle s’est tournée très tôt vers l’art public et a déjà réalisé à cette époque plusieurs œuvres murales, en mosaïque, pour des bâtiments à New York. Parmi celles-ci se trouvait un immense mur de granit gravé, détruit lors de l’effondrement du World Trade Center en 2001. Aspirant donc à aller au-delà des structures extensibles, elle imagine des espaces à l’échelle de l’architecture. Tout au long de sa vie, elle va ainsi développer d’innombrables projets de « maison idéale » susceptibles de favoriser une sorte de « vivre ensemble ». Ces travaux donnent lieu à quantité de plans, de maquettes et de sculptures en résine marquées par le souvenir du constructivisme. En 2000, comme un aboutissement de ses recherches, elle construit dans le désert du Nouveau-Mexique sa Rock Hill House, un habitat-coquille qui deviendra sa résidence ainsi qu’un lieu d’accueil pour les amis et artistes de passage.
Le travail de Marija Olšauskaitė, dans le Project Room au deuxième étage, n’entretient a priori aucun rapport avec celui de son aînée. Pourtant, elle aussi semble en quête d’un espace de protection. À preuve, son installation Never act in Haste (Baby), consistant en un paravent de verre duquel se sont détachés des fragments colorés, bleus, jaunes, orange, qui ne peuvent ni y reprendre leur place ni se cacher. L’usage du verre est fréquent chez Olšauskaitė. Outre qu’il renvoie à l’idée de fragilité, c’est un matériau artisanal traditionnel dans l’art décoratif lituanien. L’artiste a récupéré des plaques de verre utilisées jusque dans les années 1990 dans la fabrication des vitraux. On retrouve certaines de ces plaques dans deux sculptures au sol à l’éclat virginal intitulées Ponds. Ces œuvres, mystérieuses et belles, évoquent des blocs de glace ou des plans d’eau gelée d’où monte une espèce de brume lumineuse, tandis qu’elles laissent voir sous leur surface diaphane d’étranges petites cellules décrites par l’artiste comme des « abris bus pour insectes ». Et puis, à l’instar de Kasuba, Olšauskaitė affectionne les formes souples, arrondies. La rondeur peut toutefois se marier chez elle avec son contraire. C’est cette double approche qui caractérise les éléments en silicone, semblables à des lés de tissu à la fois tendus et recourbés, qu’elle suspend au plafond dans la dernière salle de l’exposition comme du linge séchant sur une corde. Une part enfuie de l’enfance resurgit à la faveur de ces œuvres. Avec elles se dresse au loin une vieille maison familiale. Voire à la rigueur un abri qui ne serait pas juste bon « pour les insectes ».
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« Aleksandra Kasuba. Imaginer le futur », « Marija Olšauskaitė. The Softest Hard », du 15 octobre 2024 au 23 mars 2025, Carré d’art. musée d’art contemporain, Place de la Maison Carrée, 30000 Nîmes