Avant de peindre le 4 janvier 1966 la première des Today Paintings, la série qu’il devait poursuivre jusqu’en 2013, On Kawara (1933-2014) connut une fulgurante carrière dans le Japon du milieu des années 1950. En 1959, il quitte définitivement le pays, voyage au Mexique, séjourne à New York puis en Espagne et, plus longuement, à Paris, avant de s’établir définitivement à New York en 1964. Entre son départ et le 4 janvier 1966, il produit semble-t-il très peu, et rien qu’il ait choisi de conserver et d’inscrire dans son œuvre, à l’exception d’un triptyque de 1965 annonciateur de l’œuvre à venir. Les pièces des années 1950 n’ont été montrées qu’une fois en dehors du Japon à l’occasion d’une exposition au Museum MMK für Moderne Kunst à Francfort en 1994. On Kawara était hostile à l’idée de présenter ensemble les deux époques de son œuvre. Dans le respect des volontés de l’artiste, la galerie David Zwirner a choisi de lui rendre hommage par deux expositions coïncidant avec les dix ans de sa disparition. Dans l’espace de Paris sont exposés quatre tableaux de 1955 et de 1956, œuvres qui avaient été conservées par l’artiste après qu’il eût fait don de la plupart de ses œuvres de jeunesse à des musées japonais. À Londres est montrée une sélection significative de Date Paintings. Les deux expositions ont été conçues par la One Million Years Foundation, établie par l’artiste, dont la vocation est de préserver son œuvre et de valoriser sa philosophie.
La galerie parisienne permet de présenter les quatre tableaux de 1955-1956 dans des conditions optimales. Ils sont peints sur des toiles tendues sur des châssis de la main de l’artiste, dont les formes irrégulières amplifient les distorsions spatiales représentées. Plus qu’à vouloir dépasser le tableau, ces proto « shaped-canvas » veulent clairement mettre en crise un modèle ancien. Une des œuvres dépeint des asticots autour d’une assiette, un autre des limaces flottant dans un intérieur doré avec tissus et tapis à motifs, un troisième enfin montre des fourmis évoluant sur des câbles ou des artères en une construction all-over. Seul le quatrième tableau, Absentees, présente des figures humaines, encore que figures ne soit pas le mot exact. Il s’agit en effet de faisceaux de bras qui traversent désespérément (main ouverte ou poing fermé) les barreaux de cellules. Dans les couloirs de cette prison à la perspective déformée traînent au sol des assiettes vides. À une question sur le sens de cette œuvre, On Kawara avait répondu : « je préfère me limiter à décrire le processus technique avec lequel j’ai créé cette œuvre, parce que c’est la seule chose dont je sois sûr ». Plutôt qu’à véhiculer un message clair, ces tableaux, qualifiés parfois de surréalistes, ouvrent grand la porte à l’imaginaire. Leur étrangeté tient en partie à l’élégance graphique avec laquelle sont traités des motifs qui devraient inspirer dégoût ou répulsion. À l’époque, On Kawara est un artiste très remarqué, qui dit éprouver la menace de la matière et se dit accablé par les angoisses politiques et économiques. Les quatre tableaux ici réunis perturbent les genres picturaux, de la nature morte à la scène d’intérieur en passant par la non moins conventionnelle peinture engagée (le réalisme socialiste est encore très vivant à l’époque). Ils ne ressemblent à rien de connu et cette présentation les place hors du temps (seule une vitrine à l’entrée de la galerie donne quelque éclairage sur le contexte).
À Londres, la division de la galerie en salles sur deux niveaux a permis d’articuler une rétrospective du peintre des jours. Rappelons le protocole de fabrication des œuvres de la série Today (collectivement nommées Date Paintings). Chaque tableau commence par la peinture d’un fond monochrome gris sombre, bleu ou rouge. Sur ce fond l’artiste peint ensuite en blanc, sans pochoir ni modèle, la date du jour en forme abrégée dans la langue du pays où il se trouve. Dans le cas où l’écriture locale n’emploie pas l’alphabet latin, c’est l’espéranto qui est choisi. Si le tableau n’est pas achevé avant minuit, il est détruit. L’œuvre est ensuite rangée dans une boîte confectionnée par l’artiste dans laquelle celui-ci insère un extrait de page du journal du jour. Jusqu’en 1972, On Kawara tient un journal dont les entrées servent de sous-titres aux tableaux. Dans ce journal sont rapportés des faits de l’actualité internationale et, très rarement, des événements personnels. À partir de 1972, le journal n’enregistre plus que le jour de la semaine correspondant. Les Date Paintings emploient huit formats différents et environ 3 000 ont été peints dans près d’une centaine de villes.
Au rez-de-chaussée sont présentés cinq tableaux de l’année 1966 exécutés entre juin et octobre, et trois autres viennent représenter les trois dernières années de cette même décennie. Parmi eux se trouve le diptyque 30 ABR 68 peint à Mexico. Les diptyques sont rares dans cette œuvre et celui-ci a pour effet d’attirer l’attention sur le second séjour mexicain, d’une importance particulière. C’est le commencement d’une activité d’artiste nomade et c’est aussi à cette occasion en effet qu’il initie la série des I Met (liste des personnes rencontrées dans la journée) et celle des I Went (tous les déplacements de la journée tracés en rouge sur le plan de la ville). À l’étage, un long mur a permis de tracer une ligne de dix toiles pour chacune des années de la décennie 1970. Toutes sont grises à l’exception de Dec. 29, 1977, qui est rouge. Les quatre décennies suivantes sont représentées par cinq tableaux (deux pour la décennie 2000), seule entorse à cette logique visible. On suppose que de nombreux éléments sont entrés en ligne de compte dans le choix et la répartition des tableaux mais l’accent mis sur les années décisives, l’importance accordée aux années 1970 permet de spéculer sur une périodisation de l’œuvre. Celle-ci nous oblige à repenser le lien du biographique et de l’histoire avec le travail artistique. La métamorphose accomplie par On Kawara dans les années 1960 n’empêche pas de reconnaître tout au long de cette œuvre une fidélité à un médium (l’idée d’un alignement de l’activité artistique sur une tâche bureaucratique est assez répandue mais est-elle juste ?) et une attention au monde. Considéré comme un artiste conceptuel pur, On Kawara est aussi celui qui aura su assigner par sa méthode, et son refus tant du commentaire que du jeu social, d’autres fonctions à la peinture.
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« On Kawara : Early Works », du 23 novembre 2024 au 25 janvier 2025, David Zwirner, 108 rue Vieille du Temple, 75003 Paris
On Kawara : Date Paintings », du 21 novembre 2024 au 25 janvier 2025, David Zwirner, 24 Grafton Street, Londres, Royaume Uni