Le ministère de la Culture est-il une exception française ?
Cela l’a longtemps été. De nombreux pays, tels que les États-Unis et le Royaume-Uni ou l’Allemagne et l’Italie, pour des raisons différentes, avaient une réticence idéologique à l’existence d’un département ministériel compétent pour la Culture. Comme chacun le sait, il n’y en a toujours pas aux États-Unis. Mais au sein de l’Union européenne, tous les pays disposent aujourd’hui d’un ministère de la Culture, quelquefois compétent aussi pour le tourisme ou le sport. Le ministère de la Culture français n’en reste pas moins celui dont les champs d’action et les budgets sont sans doute les plus importants.
Comme on l’a vu pendant la crise du Covid-19, le ministère joue souvent un rôle clé d’aide aux artistes…
Son soutien aux artistes est loin d’être négligeable même en dehors des périodes de crise. Son intervention touche tous les aspects de la vie artistique, de la formation à la création et à la diffusion. Même si les arts de la scène bénéficient de moyens incomparablement supérieurs à ceux des arts plastiques au sein du budget du ministère de la Culture, ceux-ci ont été progressivement revalorisés. Et une forte mobilisation s’est en effet produite lors de la crise sanitaire, notamment à travers des moyens exceptionnels donnés au Centre national des arts plastiques [Cnap] pour aider les artistes.
Estimez-vous que la mission fondamentale du ministère voulue par Malraux de démocratisation de la Culture a été remplie ?
Le chantier de la démocratisation culturelle est loin d’être achevé. Le maillage du territoire a incontestablement progressé, même si des progrès restent à faire dans les zones rurales, ce à quoi s’est attelé le ministère dirigé par Rachida Dati. Mais chacun sait qu’il ne suffit pas de multiplier l’offre, et qu’il faut aussi susciter la demande. L’éducation artistique et culturelle doit jouer un rôle essentiel. Les moyens qui lui sont consacrés ont légèrement augmenté, la coopération entre les ministères de l’Éducation et de la Culture a progressé (le budget de l’éducation artistique atteint environ 100 millions d’euros), mais il faut savoir qu’avec le budget qui a été consacré au Pass culture (268 millions en 2024), on aurait pu tripler les moyens de l’éducation artistique et culturelle, pour des résultats probablement moins discutables…
Alors que de nombreux dossiers ou chantiers sont suivis par le chef de l’État, quelle est la marge de manœuvre du ministère ?
L’implication du président de la République sur certains sujets culturels peut être un atout autant qu’une contrainte pour le ministre en place. Jack Lang sut en profiter pour faire avancer des chantiers qui lui tenaient à cœur. Encore faut-il que le ministre ait des convictions, des idées claires sur la politique qu’il entend mener. Si André Malraux et Jack Lang ont chacun pu imprimer leur marque, c’était à la fois grâce à l’importance de leurs convictions, à la confiance dont ils bénéficiaient de la part du président et à la durée de leur mandat. Aucun des autres ministres, dont beaucoup furent par ailleurs des personnalités très respectables, n’a bénéficié de la conjonction de ces trois facteurs. Leurs marges de manœuvre ne sont en effet pas considérables, mais c’est sans doute moins le fait des pressions du président que celui des contraintes budgétaires. Chacun peut néanmoins s’attacher à mettre en œuvre une politique à laquelle il tient : la défense et la promotion de la langue française pour Jacques Toubon, l’éducation culturelle et artistique pour Catherine Tasca, le développement du mécénat pour Jean-Jacques Aillagon… La volonté politique continue à pouvoir être efficace et à trouver les budgets adéquats.
La valse des ministres depuis vingt ans rend-elle caduque toute politique durable ?
La très courte durée moyenne des mandats des ministres de la Culture depuis deux décennies, avec deux ou trois ministres par quinquennat, est en effet problématique. Elle obère la capacité des ministres à imposer leur marque. Elle contribue peut-être, avec d’autres facteurs, à un certain désenchantement qu’on peut incontestablement constater au sein des équipes du ministère de la Culture. Mais, globalement, la politique menée montre tout de même une assez grande continuité. Jusqu’ici, avec certaines nuances bien sûr, tous les ministres se sont efforcés de soutenir la création, de protéger et valoriser le patrimoine, de favoriser la diversité culturelle et de développer l’accès de tous à la culture. Cette continuité républicaine n’est cependant pas à l’abri d’une remise en cause si un nouveau gouvernement décidait par exemple de ne plus se consacrer qu’au patrimoine et de remettre en cause l’audiovisuel public et les régulations de l’espace numérique.
Faut-il réformer le ministère ?
Le ministère de la Culture a connu de nombreuses restructurations, je ne suis pas sûr qu’une nouvelle réforme s’impose aujourd’hui. Je regrette cependant pour ma part la création des grandes directions générales, et l’affaiblissement consécutif des directions « métiers », partenaires naturels des professionnels concernés. Dans les années 1980, on voyait un grand spécialiste de théâtre diriger le théâtre, un grand critique musical la musique, ou un conservateur reconnu comme Dominique Bozo à la tête de la délégation aux arts plastiques, attelés à un fonctionnaire… Depuis, ces différentes directions ont fusionné au sein de la Direction générale de la création artistique (DGCA), qui est systématiquement dirigée depuis quelques années par des hauts fonctionnaires… Mais la constitution d’opérateurs solides, la centaine d’établissements publics qui structurent l’action culturelle, me semblent un atout plus qu’une contrainte, pourvu qu’on sache opérer une tutelle efficace, et les DRAC (Directions régionales des affaires culturelles) sont à renforcer plutôt qu’à remettre en cause.
Avec le désengagement de l’État qui passe par l’autonomisation de beaucoup d’établissements, la part des financements privés augmente. Jusqu’où faut-il aller ? Ne faut-il pas d’ailleurs des garde-fous éthiques sur les sources de financement du mécénat ?
Je ne suis pas sûr qu’on puisse parler de désengagement de l’État. Je dirais plutôt que, de plus en plus, des acteurs privés viennent compléter l’action des pouvoirs publics, souvent d’ailleurs en bénéficiant des dispositifs fiscaux prévus en faveur du mécénat. Les grandes fondations comme la Fondation Cartier, la Fondation Louis-Vuitton ou la Bourse de Commerce-Pinault Collection, à Paris, mais aussi à Arles la Fondation LUMA ou Lee Ufan Arles, et tant d’autres sur tout le territoire, viennent compléter l’offre des musées et centres d’art publics sans remettre en cause leur spécificité. Il va sans dire que, pour moi, la magnifique exposition sur le Surréalisme du Centre Pompidou n’a pas à rougir face aux propositions des fondations privées ! Quand l’Adiaf, association de collectionneurs, met en œuvre le Prix Marcel Duchamp et organise des expositions d’artistes de la scène française à l’étranger, elle participe d’une mission de service public. Cette complémentarité public/privé ne peut qu’être favorable à l’attractivité de notre scène culturelle. Il faut cependant bien sûr se garder d’aller au-delà de certaines limites, et adopter des règles éthiques claires pour éviter les conflits d’intérêts et les confusions préjudiciables.
Quel avenir pour le ministère de la Culture ?
Le rôle du ministère de la Culture va certainement évoluer. Son domaine d’intervention pourrait sans doute être un peu moins étendu, et la déconcentration de son action plus prononcée. Mais même s’il ne peut plus agir systématiquement en tant que chef de file, il doit continuer à montrer l’exemple, à favoriser l’innovation, à assurer, en partenariat avec les autres acteurs de la politique culturelle, l’accès le plus large de tous à l’art et à la culture. L’importance de la culture en France, mais aussi de la politique française à l’égard de la culture, sont des composantes significatives de l’image de la France à l’étranger, et on ne peut qu’espérer que cette spécificité ne sera pas remise en cause.
Alain Lombard, Le ministère de la Culture, Que Sais-je?, 127 pages, 10 euros.