Barker Gillick & Jones
C’est une exposition à 2+1, deux vivants et un disparu. C’est au cours d’une conversation entre Liam Gillick et Noah Barker que le nom de Ronald Jones est sorti, un artiste et critique que tous deux admirent et dont Gillick fut l’ami. Jones eut une carrière d’artiste relativement confidentielle, mais fut un enseignant et un conférencier influent et collabora à d’importants cercles de réflexion sur la culture ou le rôle du design. Ce qui réunit les trois artistes est un même intérêt pour les codes et la modélisation. Jones est représenté par quatre petits dessins sur calque représentant les motifs de carrés, losanges ou croix inspirés des signaux d’alerte maritime, ainsi que par une description de projet présentée sur banderoles. Cette description avait été adressée à Gillick dans le cadre d’une légendaire exposition conçue par celui-ci et Philippe Parreno : « Le Procès de Pol Pot ». Les dessins évoquent, eux, des compositions suprématistes mises à plat.
Au centre de l’exposition, couchée ou échouée entre les colonnes, figure une planche à voile (New Concept of Sailing) signée Barker. Le cartel énumère tous les matériaux employés pour sa fabrication et donne la liste exhaustive des concepteurs et des entreprises associées. L’une d’entre elles relie cet objet sportif et esthétique au complexe militaire états-unien. Parmi les pièces exposées par Gillick, on trouve deux schémas tracés au mur inspirés d’une réflexion d’Otto Neurath, philosophe néopositiviste et inventeur de l’Isotype, qui comparait sa tâche à celle de « marins qui doivent reconstruire leur navire en pleine mer ». Cette façon d’entremêler faits d’histoire, questions esthétiques et histoires secrètes a quelque chose d’assez « pynchonien ». Dans cette exposition expérimentale qui est aussi une histoire d’amitiés, on file la métaphore maritime avec élan et presque un certain lyrisme.
« Barker Gillick & Jones », du 3 novembre 2024 au 12 janvier 2025, Air de Paris, 43, rue de la Commune de Paris, 93230 Romainville
Dennis Kardon : Only The Real
Dennis Kardon est un peintre figuratif certainement, réaliste c’est moins sûr, qui peint des corps depuis une quarantaine d’années. La reconnaissance véritable ne lui est venue que tout récemment. Pièce Unique nous permet de voir de lui un grand tableau en vitrine et deux autres en alternance de l’autre côté du mur. Les scènes qu’il invente sont complexes, fourmillent de détails, et il y entre une part de perversité. L’artiste ne part jamais du dessin ni d’une image préconçue mais commence par agencer des blocs de couleurs desquels il fait progressivement émerger des figures et révèle peu à peu une scène. Celle dépeinte dans Living with Unintended Consequences peut-elle se laisser décrire ? Essayons en tout cas. Dans la partie supérieure gauche, on voit de dos la moitié du corps épanoui d’une femme en nuisette rose ourlée de fausse fourrure. Elle appuie sa main gauche en un geste de réconfort sur l’épaule d’un jeune garçon fin de traits, dans une chemise grise largement ouverte. Le regard du garçon est empreint d’une profonde tristesse, les fleurs qu’il tient dans ses mains semblent elles-mêmes affligées. Au premier plan, à droite, un homme en débardeur noir, vrai dur de cinéma, déguste une glace à la cuiller, l’air préoccupé. Il est apparemment conscient que quelque chose se joue dans son dos. On hésite entre le cercle de famille et le triangle œdipien. Alors que la partie gauche de la composition est lisse et veloutée, le mâle est fait de taches de couleurs comme pour nous donner une leçon de portrait. Ces changements de manière au sein d’une même œuvre ajoutent de la profondeur à la narration. Si les choses semblent prendre une tournure dramatique, ce n’est pas le peintre qu’il faut tenir pour responsable, mais c’est la peinture, cette expérience et ce travail propres à faire surgir ce qui dépasse l’imagination.
Du 12 au 23 novembre 2024, Pièce Unique MASSIMODECARLO, 57, rue de Turenne, 75003 Paris
Charlotte Moth : dim glows [par les lueurs]
Dans une pièce éclairée d’un jaune beau et chaud, Charlotte Moth a fait disposer trois barres verticales équipées de tablettes où ont été placés divers objets, authentiques bibelots ou pacotille. Ces Exquisite Corpses modifient les règles du jeu surréaliste puisqu’ils ne sont pas faits de mots et constituent une création individuelle. Ce ne sont toutefois pas les seules rencontres avec le surréalisme puisque parmi les photos exposées, on trouve aussi des vues de l’exposition « Alberto Giacometti / Salvador Dalí. Jardins de rêves » à l’Institut Giacometti (Charlotte Moth y avait conçu une performance), et d’autres des jardins de la Villa Noailles, alias Château de Dé. La référence à des lieux dans lesquels elle a exposé ou à ses précédentes expositions est une constante du travail de l’artiste. Toujours dans la salle jaune, une boule de plastique blanc suspendue est mise en rapport avec la photo d’un luminaire de la maison Louis Carré où elle était tout récemment invitée. Ce rapprochement ressemble à un effet d’anamnèse.
Les photos argentiques en noir et blanc sont petites et dispersées sur les murs à des hauteurs inhabituelles et modifient notre perception du lieu. Ce sont toujours des vues décentrées ou des détails. De la façon dont elles sont exposées, le visiteur se trouve amené à reproduire l’effet de découverte éprouvé par leur autrice. Nous sommes appelés à leur prêter attention plutôt que mis en arrêt par un effet accrocheur. C’est un sentiment de flottement, légèrement hypnotique, que transmet également un film en 16 mm qui montre la chute de plumes une par une. En poursuivant dans les profondeurs de la galerie, on trouve un sol divisé en oblique par un amas de plumes de canard. Le titre long et poétique change cet amas en écume.
Du 12 octobre 2024 au 21 décembre 2024, Marcelle Alix, 4 rue Jouye-Rouve, 75020 Paris
Catherine DeLattre : Shoppers, Broadway Upper West Side, NYC, 1979-80 and other corners
Catherine DeLattre a commencé son travail de photographe dans les années 1970, d’abord sur les plateaux de cinéma et ensuite chez Magnum. Elle photographie des êtres humains, des intérieurs et des paysages. Au nombre de ceux qui l’ont marquée, elle cite entre autres Walker Evans, Robert Frank, Joel Meyerowitz ou Garry Winogrand. On la découvre à Paris avec cette série Shoppers of Broadway Upper West Side, 1979-1980. Elle habitait alors cette partie de Manhattan et ne sortait jamais sans son appareil photo, un Mamiya TLR qui, avec son viseur sur le sommet du boîtier et ses deux objectifs, rendait son activité moins évidente aux yeux des passants. Les sujets sont très principalement des femmes, majoritairement de la classe moyenne, et généralement âgées, très soignées, très coiffées. Les couleurs vives de leurs vêtements explosent au milieu d’un décor urbain et d’individus aux couleurs passées quand ils ne sont pas carrément flous. Ces femmes sont des héroïnes du quotidien et leur expression est, sauf rare exception, grimaçante. Bien que capturées dans la grande tradition de la « street photography » américaine, elles semblent se tenir dans un studio devant une transparence. En les isolant dans la foule et en les réunissant dans une série, Catherine DeLattre a constitué un précieux témoignage sur un monde en train de s’effacer.
Du 30 octobre au 30 novembre, Abraham & Wolff, 12, rue des Saints-Pères, 75007 Paris