Dana Schutz : The Sea and All Its Subjects
Après son imposante rétrospective de 2023-2024 au musée d’Art moderne de Paris, Dana Schutz revient avec une série d’œuvres particulièrement énergiques, drôles et riches de significations multiples. Exécutées alla prima, c’est-à-dire sans esquisse ni retouche, elles sont saturées d’images et de couleurs dans des perspectives resserrées. Croisant l’allégorie et la libre association du rêve, elles dépeignent des actions ou des rituels étranges en se référant à quelques-uns des grands genres picturaux. Si, comme suggéré par le titre de l’exposition, la mer est un sujet dominant, on est frappé par la multiplicité des thèmes autoréflexifs : tableau dans le tableau ou image dans l’image, représentation d’artistes au travail. Lesson on a Boat dépeint une conférence donnée sur une large barque autour d’une marine sur chevalet. La barque penche dangereusement du côté du public ébloui et le tableau projette des éclats de couleur dans un ciel uniformément gris. C’est le miracle de la peinture allégorisée sur un mode à la fois romantique (flots exaltés) et carnavalesque (têtes énormes caractéristiques de l’univers de l’artiste). Dans The Medium, c’est un atelier de sculpteur qui est représenté. En son centre, se tient une figure filiforme en pyjama rayé que surmonte un gros bloc de glaise, c’est-à-dire une construction de touches brunes et ocre. Autour s’agitent des sculpteurs qui modèlent ou rajoutent de la matière. Dans ce chahut d’atelier, on entrevoit une tête ou un membre égarés et quantité de détails. La spécificité du médium est particulièrement mise à mal et la réflexion sur l’art se double d’une problématique existentielle. Peintre et sculptrice, Dana Schutz sait s’interroger sur son art et éprouver l’attrait de l’informe avec une fantaisie hors-norme.
Du 14 octobre au 16 novembre 2024, David Zwirner, 108, rue Vieille du Temple, 75003 Paris
Roberto Cuoghi : Pepsis
La pepsis (du grec signifiant « digestion ») est une guêpe parasitoïde qui s’empare de l’intérieur d’une araignée ou d’un insecte pour en faire un nid pour ses larves. En donnant ce titre générique à tout un corpus d’œuvres ainsi qu’à la présente exposition, Roberto Cuoghi engage une réflexion sur l’ingestion des modèles artistiques en laissant ouverte la question de savoir qui parasite l’autre. Connu pour ses installations énigmatiques, l’artiste ne présente cette fois que des tableaux et des dessins. Ce sont des œuvres figuratives inspirées d’images existantes que l’on a jugé inutile de nommer. Elles sont peintes avec un évident savoir-faire mais, selon la volonté de leur auteur, sans style. L’arbitraire et l’incongru semblent régner en maître dans le choix iconographique. Aucun lien évident entre cet ensemble de petits dessins unis par le thème de la sirène et cette très grande composition en plusieurs panneaux qui montre une assemblée de sujets noirs en train de célébrer un anniversaire avec une évidente mauvaise humeur ? Il est cependant possible de dégager deux grands axes thématiques à partir des autres œuvres. L’un interrogerait notre regard sur l’autre et regrouperait quatre tableaux présentant pour une moitié des individus dans une salle de spectacle, et pour l’autre moitié des portraits assis. Les figures dans ces quatre tableaux portent vêtements et bonnets blancs et sont originaires du continent africain. L’autre axe, réunissant deux tableaux et deux petites peintures, est fondé sur une analogie visuelle, un motif en V couché. Les deux petites peintures montrent un avion ou un engin spatial, les deux tableaux représentent une tortue d’eau vue par en dessous et un avion de chasse en plein vol. Ce dernier tableau a un faux air de Gerhard Richter. Les deux pistes que l’on vient d’ébaucher fonctionnent un peu comme des leurres. Vrai artiste et faux curateur, Roberto Cuoghi met en crise les constructions thématiques et les départements artistiques.
Du 15 octobre au 16 novembre 2024, Galerie Chantal Crousel, 10, rue Charlot, 75003 Paris
Tomas Machciński : American dream, I made it all because of you
L’histoire de Tomas Machciński tient de la tragédie et de la success story. Né en 1942 en Pologne, ayant perdu très tôt père et mère, il contracte la tuberculose et passe la plus grande partie de son enfance dans les orphelinats et les établissements de soins. Une photo de lui sur son lit d’hôpital attire l’attention de l’actrice américaine Joan Tompkins et celle-ci décide de devenir sa marraine et correspondante. Ce dernier fait biographique sert de récit fondateur à un travail artistique qui impressionne par son ambition et sa démesure. De 1966 à sa mort en 2022, Tomas Machciński a réalisé 22 000 photos de lui sous les déguisements les plus divers, incarnant autant des figures imaginaires que les artistes et les politiciens. Cadrée à hauteur de buste sur fond neutre, chaque photo documente ce travail quotidien de métamorphose. Plutôt qu’à Cindy Sherman, auquel on le compare parfois, c’est à Lon Chaney, l’acteur aux mille visages, que l’on pense. Dans un petit groupe de photographies en noir et blanc, Machciński figure assez bien une vedette de la scène capable d’être Don José ou Dracula, mais c’est sur un mur d’images en couleurs toutes inspirées de stéréotypes ou de héros américains qu’est célébré son grand rêve. Du cow-boy ou de la cow-girl à la milliardaire fantasque et jusqu’à Leonard Cohen, l’artiste montre qu’il peut ou qu’il a pu tout incarner. Dans la quasi-totalité des cas, il se photographie en grand professionnel de l’écran qui oublie de regarder l’objectif. Plus que les autoportraits d’une personnalité éclatée, ces images ressemblent à des photos de tournages imaginaires. Dans l’espace The Bridge, sont projetés deux films documentaires dans une microsalle de cinéma et derrière un rideau doré. La célébration est complète.
Commissaires : Katarzyna Karwańska et Zofia Płoska-Czartoryska, du 14 septembre au 10 novembre 2024, Christian Berst Art Brut, 3-5 passage des Gravilliers, 75003 Paris
Philip Taaffe
Au milieu des années 1980, Philip Taaffe se faisait connaître en copiant Barnett Newman en substituant au zip un motif de cordelette ou en teintant les motifs changeants de Bridget Riley. Très vite, il interrompait ce dialogue postmoderne pour développer son propre système. Ses tableaux se fondent sur la répétition de motifs symétriques inspirés d’ornements du monde islamique, de l’Inde ou de folklores divers, de manière à former des trames plus ou moins denses et en s’autorisant parfois des écarts et des irrégularités. De cette façon, il conserve le motif de la grille attaché au modernisme sans cesser d’élargir la perspective, de gagner en profondeur, et d’expérimenter de nouvelles techniques. Il ne craint pas de s’aventurer aussi bien du côté des papiers découpés de Matisse que des planches gravées d’anciens manuels de botanique ou de zoologie, ou encore de reproduire des masques japonais aperçus dans un film.
Majoritairement composé d’œuvres récentes, ce premier accrochage parisien depuis deux décennies y adjoint quelques œuvres plus anciennes. Cela permet de saisir quelques-uns des changements opérés. Avec un mode de composition relativement strict qui ne craint pas le décoratif, les œuvres de Philip Taaffe se donnent comme une véritable expérience perceptive. L’adjectif « psychédélique » ne déplaît pas à celui qui a collaboré artistiquement avec William S. Burroughs. Parmi tous les tableaux vibrants de cette exposition, il en est un qui nous fait franchir un nouveau seuil : une plongée dans un rayonnement de couleurs au milieu de silhouettes d’ophiures et de pieuvres.
Du 17 octobre au 30 novembre 2024, Ceysson & Bénétière, 23, rue du Renard, 75003 Paris