L’entrée de l’exposition se fait par un long couloir noir, comme un rite de passage. Mais si cet espace de transition n’offre rien à voir, il donne à entendre. L’artiste Emeka Ogboh y diffuse ainsi les bruits de la ville de Lagos, au Nigeria, qui s’enchevêtrent, se télescopent, en écho à la première thématique développée dans la Biennale, le larsen. Le commissaire de cette 15e édition de la prestigieuse manifestation a en effet filé la métaphore musicale dans cette grande exposition coréenne.
Nicolas Bourriaud s’est inspiré du pansori, une forme d’art dramatique musical exécutée par un chanteur accompagné d’un tambour, pour à la fois ancrer le propos localement et réfléchir à ce qu’il nomme un « opéra du changement climatique ». « L’idée m’est venue que la Biennale devait être présentée comme un pansori visuel, un paysage incluant le son comme un matériau à part entière - un paysage sonore du XXIe siècle, écrit Nicolas Bourriaud dans le catalogue de la manifestation. L’objectif était d’aborder les mutations de l’Anthropocène à partir de trois motifs sonores qui renvoient chacun à un type d’essence : le larsen, la polyphonie et le son primordial (qui, dans la tradition hindoue, est “om”). Ces trois sons font écho à trois caractéristiques de l’espace contemporain: la saturation, l’entrelacement des espèces et des règnes, et l’importance croissante de la dimension moléculaire du monde –l’infiniment petit comme l’infiniment grand. »
LARSEN ET POLYPHONIE
Aussi, après Oju 2.0 d’Emeka Ogboh, le parcours se poursuit avec une salle de bureaux dont le faux plafond aurait été disloqué par un tremblement de terre – une pièce de Cinthia Marcelle – ainsi qu’avec les grandes sculptures faites de déchets urbains de Peter Buggenhout. Dans cette section « Larsen », comme dans l’ensemble de l’exposition, de nombreuses pièces relèvent d’un langage liant technologie, mutation, hybridation, dans un univers proche de la science-fiction, comme celles, parmi les commandes spéciales de la Biennale, de l’Américaine Na Mira. La question de la place de la nature et de l’animal est notamment abordée dans les peintures d’Anna Conway, tandis qu’Yein Lee offre une armée de mutants aux visages multiples et aux corps filandreux.
La section suivante, intitulée « Polyphonie », réunit des artistes s’intéressant aux différentes voix du monde, lequel se nourrit de leurs complexités et de leurs simultanéités. Ainsi, le Chinois Cheng Xinhao entreprend un long cheminement à pied, emportant dans son périple un caillou dans lequel il donne régulièrement des coups de pied. Max Hooper Schneider a conçu un gigantesque et spectaculaire paysage de sable, avec cratère, ruine, végétation et bassin. Gaëlle Choisne, nommée au prix Marcel-Duchamp 2024 (lire page 18 du mensuel d'octobre), associe des photographies reproduites sur des plaques de béton et des assemblages de fruits et légumes reliés entre eux par une écriture indéchiffrable. En face, Franck Scurti présente un ensemble de pièces spécialement produites sur place, en écho au thème musical de la Biennale choisi par Nicolas Bourriaud. « Je suis resté un mois à Gwangju, et, avec deux assistants et l’équipe, nous avons parcouru la ville et organisé une collecte de déchets, explique l’artiste. C’était un workshop au jour le jour, nous récupérions les déchets le matin, puis nous les moulions en plâtre l’après-midi. Pour moi, les déchets contribuent au bruit ambiant de la ville. Ils sont liés : le bruit dérange, comme les déchets. J’ai intitulé cette proposition “Enregistrements”, “Recordings” en anglais. Ce projet est basé sur l’analogie que John Cage faisait entre la musique et le champignon. Il était mycologue. Il avait remarqué que dans le dictionnaire anglais, les mots “museum” (musée), “music” (musique) et “mushroom” (champignon) étaient souvent à côté. Le champignon se nourrit de la matière organique morte, de la décomposition. Et, pour le compositeur et artiste américain, une œuvre musicale ou plastique doit croître sans limites et avaler tout ce qu’elle peut, comme les champignons qui prolifèrent à l’infini et se nourrissent du monde. »
« Dans mon travail, poursuit Franck Scurti, cette équivalence entre le bruit et les déchets fait vraiment écho à la célèbre œuvre 4’33’’ de John Cage, qui se nourrit des bruits ambiants. Ma proposition comprend une partition sur laquelle sont placés des déchets architecturaux comme des notes de musique. Cela donne le la. Devant la partition figurent trois sculptures qui ont été réalisées durant le workshop à partir du moulage en plâtre des différents rebuts que nous avons trouvés au jour le jour dans les rues de Gwangju. Ils ont été assemblés de manière à ressembler à des champignons, et peuvent même faire penser à des champignons atomiques. Chaque sculpture en plâtre dispose d’un socle en balle de déchets compactés, qui évoque une sorte de substance nutritive. »
SON PRIMORDIAL
La dernière section de l’exposition s’intitule « Son primordial » et invite à une exploration des mondes cosmiques et chamaniques. Marguerite Humeau a conçu spécialement pour Gwangju une grande installation qui prend une dimension sacrée d’autel. Dominique Knowles a peint un gigantesque panneau évoquant l’art pariétal préhistorique. Mimi Park compose un paysage apocalyptique peuplé de zombies, tandis que Loris Gréaud expose, après le Petit Palais à Paris en 2023*1, la pièce Nova Express qui diffuse l’odeur des molécules présentes dans l’espace. L’artiste français a aussi proposé lors de la cérémonie d’ouverture la performance HEUNGBOGA avec la chanteuse franco-camerounaise Laure Mafo qui s’est formée au pansori à Séoul.
De son côté, Saâdane Afif a travaillé avec Sora Kim pour une série de concerts intitulés « Sora Kim Sings Eternity », lors desquels la virtuose du pansori, née à Gwangju, chante des textes en anglais – une nouveauté – choisis par lui. Les affiches de ces représentations sont au cœur de l’intervention de l’artiste français vivant à Berlin, laquelle se déploie dans un ancien commissariat de police de la vieille ville. Nicolas Bourriaud a en effet souhaité délocaliser une partie de la manifestation dans le quartier de Yangnim à l’architecture traditionnelle. Là, Andrius Arutiunian propose dans une maison en bois une pièce sonore commandée par la Biennale, tandis qu’Angela Bulloch a imaginé une Dynamic Stereo Drawing Machine qui réalise automatiquement des dessins sur de grandes feuilles. Au Hanheewon Museum of Art, YoungEun Kim projette la vidéo A Story of Oseonbo : Sounds Lost in Translation (2022) axée sur l’étude d’une partition musicale datant de la période de modernisation de la Corée, au cours de laquelle de nouvelles cultures ont été introduites, tandis que la tradition a souvent été perdue ou transformée. Une œuvre centrée sur les mutations et la musique, au diapason de cette Biennale de Gwangju par Nicolas Bourriaud.
*1 « Loris Gréaud. Les Nuits corticales », 4 octobre 2023-14 janvier 2024, Petit Palais, Paris.
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15e Biennale de Gwangju, « Pansori, a Soundscape of the 21st Century », 7 septembre-1er décembre 2024, divers lieux, Gwangju, Corée du Sud, gwangjubiennale.org