L’impact de la crise écologique ne laisse pas l’art indifférent. Pour preuve, l’installation du Colombien Daniel Otero Torres, visible – jusqu’au 24 novembre 2024 – à la 60e Biennale de Venise. Déployée dans l’Arsenale, elle s’impose avec ses 7 mètres de haut et consiste en un assemblage de structures de bois et d’aluminium fait de matériaux de récupération et figurant une architecture, sur lequel un réseau de seaux, barils et autres récipients en plastique génère une fontaine à plusieurs niveaux. L’eau s’élève d’un bassin jusqu’au sommet de l’édifice, puis s’écoule en filets entre les différents éléments en reproduisant le son de la pluie. La pièce s’intitule Aguacero, qui signifie « forte averse », « déluge » ou encore « pluie torrentielle ».
Ce pourrait n’être qu’une œuvre visuelle et sonore si elle ne dénonçait pas, en creux, une urgence. Daniel Otero Torres s’est en effet inspiré d’une pratique des populations indigènes du Chocó, en Colombie, département où, malgré les riches précipitations, l’accès à l’eau potable reste difficile à cause de la pollution importante des sources due, en partie, à l’exploitation illégale de mines d’or. Ce qui contraint les habitants, pour survivre, à développer leurs propres systèmes de récupération des eaux de pluie, et, de fait, met en lumière la dure réalité de la crise de l’eau et de la surexploitation des ressources. L’installation a été soutenue par le groupe français Paprec, poids lourd de la récupération, du recyclage et de la valorisation de matériaux.
Du recyclage au mécénat
« C’est la galerie de l’artiste, mor charpentier [Paris, Bogota], qui nous a approchés, raconte Isabelle Bernini, responsable du mécénat artistique chez Paprec France. Cette prise de contact n’est pas si étonnante, car Daniel Otero Torres travaille souvent avec des matériaux de récupération. Il avait imaginé sa structure avec précision. Néanmoins, après sa visite dans nos usines, il l’a adaptée en fonction des matières disponibles à l’instant T, comme un arrivage de panneaux de tôle ondulée qu’il a tout de suite inclus dans son installation. » Le résultat a, semble-t-il, séduit Paprec. « S’associer à une telle création est une manière d’élargir le champ de nos réflexions, non seulement dans le registre culturel, mais aussi sur l’ensemble de nos préoccupations, souligne Isabelle Bernini. Ce mécénat montre comment un groupe industriel, qui a pourtant des objectifs, reste ouvert à des projets transgressant les codes de la production, de l’économie et du marketing. Les équipes s’impliquent avec enthousiasme aux côtés des artistes en mettant à profit leur savoir-faire et c'est un challenge souvent réussi. »
L’entreprise Paprec, qui fête cette année ses 30 ans, a été fondée en 1994 par Jean-Luc Petithuguenin. Si, à l’origine, la société se concentrait exclusivement sur la collecte et le recyclage du papier – d’où son nom Paprec pour « PAPier-RECyclage » –, le recyclage concerne aujourd’hui toutes les matières (les plastiques, les métaux ou le bois). À cette activité, l’entreprise, devenue groupe, a ajouté de nouvelles cordes à son arc, comme la valorisation énergétique et la production d’énergie verte. Paprec se compose de 350 sites de collecte et de tri, et emploie 14 100 collaborateurs et collaboratrices dans 10 pays, pour un chiffre d’affaires 2023 de 2,6 milliards d’euros (selon le Rapport développement durable 2023 du Groupe Paprec).
Paprec développe également des actions philanthropiques dans les domaines de l’économie sociale et solidaire, et pratique le sponsoring sportif, notamment dans la voile, depuis près de deux décennies. Ainsi, la fameuse Solitaire du Figaro a, depuis 2022, accolé à son titre le nom du groupe. Mieux, le skipper Yoann Richomme « aiguise » actuellement son monocoque de 18 mètres de long, baptisé Paprec Arkéa 24, en vue du Vendée Globe 2024, qui partira le 10 novembre des Sables- d’Olonne (Vendée). Mais la culture reste un axe d’investissement important : « Dans une entreprise, la question du mécénat dépend souvent de la volonté de ses dirigeants, reconnaît Isabelle Bernini. Jean-Luc Petithuguenin est un passionné d’opéra, il en a une connaissance encyclopédique et a su associer tout le personnel à sa passion. Paprec soutient ainsi l’Opéra national de Paris depuis une vingtaine d’années et est, depuis 2010, mécène principal du ballet. »
Des partenariats symboliques ou engagés
A contrario, l’art contemporain s’est immiscé pas à pas. « Au début, explique Isabelle Bernini, en poste depuis deux ans et demi, le groupe invitait des artistes à venir visiter ses sites, afin de leur présenter des matériaux susceptibles de les intéresser pour la réalisation d’une œuvre. Ensuite, si l’artiste “passait à l’acte”, Paprec acquérait la pièce ou achetait une création plus ancienne. Cela a amorcé une collection comptant aujourd’hui plus d’une centaine de pièces. Aucune n’est en réserve, toutes sont accrochées dans des sites phares du groupe, notamment Paris, Lyon, Nantes et Toulouse. »
En 2021, Eva Nielsen a effectué une résidence d’un mois dans les usines de Villeneuve-le-Roi (Val-de-Marne) et La Courneuve (Seine-Saint-Denis). Elle y a pris quantité de photos d’inspiration puis, de retour à son atelier, a réalisé une série d’œuvres mêlant peinture et sérigraphie, dont trois exemplaires sont entrés dans la collection.
Les sollicitations d’aide à la production ne proviennent pas uniquement d’artistes, mais également d’institutions, au premier rang desquels le Palais de Tokyo, à Paris. Ainsi en est-il, en 2006 déjà, de l’installation de Wang Du pour l’exposition « Notre histoire... » ( « Notre histoire... », 21 janvier-7 mai 2006, Palais de Tokyo, Paris) faite de quelques tonnes de journaux froissés. « Le projet était symptomatique de la manière dont une industrie pouvait aider à la création d’un artiste, note Isabelle Bernini. Pour Wang Du, il s’agissait de montrer symboliquement la matière, moins dans l’optique d’un discours écologique – tous ces arbres qu’on surexploite – que pour dénoncer la surpuissance des médias avec, en filigrane, le soupçon de manipulation. » En 2022, avec 500 m2 de planches issues du site de Pont-Sainte-Maxence (Oise), Guillaume Leblon a réalisé, pour l’exposition monographique « Parade », l’installation Face contre terre (« Guillaume Lebon. Parade », 19 octobre 2022-8 janvier 2023, Palais de Tokyo, Paris). « C’est un patchwork de planches qui ont eu une autre vie auparavant et que Guillaume Leblon utilise telles quelles. Ce n’est pas comme donner une seconde vie à un matériau en le transformant, c’est, sans le toucher, l’appréhender avec un nouveau paradigme, estime Isabelle Bernini. Quand le cahier des charges est d’une telle qualité, c’est le projet parfait ! »
D’autres manifestations culturelles ont bénéficié de ce mécénat. En 2019, à la Biennale de Lyon, Chou Yu-Cheng a hissé, dans les anciennes usines Fagor, Goods, Acceleration, Package, Express, Convenience, Borrow, Digestion, Regeneration, Paprec Group, 250 balles de cartons compressés, tout droit venus de l’usine de Chassieu, dans la métropole lyonnaise. En 2023, pour la 3e Biennale internationale de Saint-Paul-de-Vence, dans les Alpes-Maritimes, c’est au tour de Tadashi Kawamata d’user de planches recyclées pour composer ses célèbres Nids. « Lorsqu’une entreprise accepte de s’engager dans l’aventure, cela aide parfois à changer la donne, avance Isabelle Bernini. Ainsi, pour Tadashi Kawamata, dont la démarche en matière de récupération croise nos préoccupations, notre apport lui a permis d’amplifier son projet en réalisant davantage de “nids”, qu'initialement prévus. »
Certains partenariats tiennent de l’évidence. C’est le cas notamment, cette année, pour l’exposition « Précieux déchets » à la Cité des sciences et de l’industrie, à Paris, constituée d’une monumentale cimaise en balles d’acier compressé (« Précieux déchets », 5 décembre 2023-1er septembre 2024, Cité des sciences et de l’industrie, Paris). Ou également de la performance Skinless (2024) créée par le plasticien Théo Mercier, laquelle offre une scénographie de ballots d’aluminium et de cartons compactés, paysage de détritus ou de fin du monde, fustigeant « nos habitudes de consommation outrancières ». À voir du 21 novembre au 8 décembre 2024, dans la Grande Halle de La Villette, à Paris, dans le cadre du Festival d’Automne.