« Lors de mes recherches dans les musées locaux, j’ai découvert au Norsk Telemuseum, à Sørvågen, l’histoire de la Sørvågen Coastal Radio Station, ce centre de communication télégraphique qui, en 1906, fut le premier en Europe du Nord à établir une liaison sans fil avec le système de télégraphie inventé par Marconi à la fin du XIXe siècle, raconte Kjersti Solbakken, commissaire de cette édition 2024 du Lofoten International Art Festival (LIAF) qui se poursuit jusqu’au 20 octobre, et nouvelle directrice de la Kunsthall de Bergen. La télégraphie sans fil joue un rôle primordial dans l’histoire des Lofoten parce qu’elle a bouleversé l’activité de la pêche et rendue plus efficace en permettant de signaler à la fois le mouvement du poisson et les changements brusques de météo ». La « télécommunication » n’a pas été qu’un thème, mais également « une méthode de travail, insiste Kjersti Solbakken, car il a fallu mettre en réseau des artistes, travailler avec différentes communautés, dont les scolaires, en générer de nouvelles, etc. Certains artistes ont travaillé directement sur la notion de "ligne", d’autres sur celle de "réseau", scrutant la manière dont les individus qui composent une communauté peuvent œuvrer ensemble. »
Itinérant sur l’ensemble de l’archipel et organisé par le Nordnorsk Kunstnersenter [NNKS, Centre d’art de la Norvège du Nord], le LIAF 2024 se concentre, cette fois, à Svolvær, « capitale » des îles Lofoten, « afin de "forcer" les œuvres d’art à entrer dans la sphère publique et rendre ainsi les artistes davantage visibles, résume Marianne Hultman, directrice du NNKS. Le budget de cette édition oscille entre 5,5 et 6 millions de couronnes [soit autour de 500 000 euros, NDLR], à parts quasi égales entre ministère de la Culture et mécénat. » Tous les domaines sont explorés : dessin, peinture, sculpture, photographie, vidéo, film, réalité virtuelle, lecture, performance, musique… Outre le NNKS, huit autres lieux ont été investis, depuis une ancienne église méthodiste jusqu’à un centre commercial, en passant par un terminal portuaire où la salle d’attente arbore Kinobox, un microcinéma à deux places façon photomaton dans lequel est diffusé en boucle, de 5 heures à 22 heures, jusqu’au 1er décembre, un programme de films courts concocté par le duo Ruth Aitken et Sarah Schipschack.
Quel est le premier « instrument » de communication, bien avant la télégraphie ? La voix, sinon le cri, non celui d’Edvard Munch, mais celui, muet, de son compatriote Hans Ragnar Mathisen, artiste Sami à qui, enfant, à l’école, on refusa l’usage de sa langue maternelle. Ainsi, ces splendides gravures Cri de l’orphelin témoignent de la façon dont l’identité de ce peuple autochtone est mise à mal par les autorités. Une situation que met également en relief Livingstone Office for Contemporary Art, collectif d’artistes basé à Livingstone (Zambie), auteur de l’installation Memories of the Unbridled River [Souvenirs de la rivière débridée]. Celui-ci n’hésite pas à dresser un parallèle entre les difficultés des communautés Sami et les questions de décolonisation et de déplacements de populations en Afrique, prônant, non sans ironie, la création de « couloirs protégés », à l’instar de ceux réservés aux éléphants dans les parcs nationaux africains.
La ligne, au sens propre, peut aussi être celle qui file sur le métier à tisser. En témoignent les tapisseries de Birgit Hagen s’inspirant de paysages arctiques, voire ses carnets de notes dans lesquels les lignes sont tissées de mots colorés. Ou celles de Monica Edmondson qui, elle, revisite une technique traditionnelle de la région de Lule Sami, en Suède, le métier à tisser à pesons, qu’elle mixe avec des matériaux non traditionnels, tel le fil métallique. Chez l’artiste multimédia et musicienne Elise Macmillan, les lignes consistent en des crins d’un grand cheval dont elle fabrique des archets démesurément longs avec lesquels elle joue en y mêlant Walkmans et répondeurs téléphoniques, comme ce 21 septembre, dans l’église méthodiste, avec la pièce Surprised Everytime (1).
Cherchant à reproduire un son qu’elle n’avait jamais entendu – celui d’une calebasse appelée Abu, instrument utilisé, jadis, notamment pour accompagner des funérailles –, l’Ougandaise Ayo a fait souffler des pièces de verre de forme identique sur lesquelles elle frotte un fil métallique, performance relatée dans son film SO(N)R.
La communication n’est pas à l’abri d’un « bug ». Ainsi, le film Big Tech Blues d’Elisabeth Brun raconte le « bide » d’Elon Musk et de sa firme Starlink quand ils ont voulu, en 2022, racheter une école primaire, sur l’île de Strengelvåg, pour y implanter une antenne. La mobilisation fut telle que le projet capota. A contrario d’une connectivité à haut débit, le 24 février 2022, jour de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, fut celui d’une coupure totale des communications sur Björnoya, caillou reculé entre le Cap Nord norvégien et l’archipel du Svalbard. Le film On Air d’Astrid Ardagh retrace les quinze jours de black-out causé par une cyberattaque russe.
Reste que l’« œuvre-amirale » de cette édition 2024 est, à n’en point douter, la réactivation du vaste projet Island Eye Island Ear (IEIE) initié en 1974 par le compositeur américain David Tudor, puis remisé dans les cartons après plusieurs tentatives infructueuses, notamment sur l’île de Knavelskär, en Suède. IEIE est un « concert environnemental collaboratif » destiné à révéler les éléments naturels d’un site, en l’occurrence une île. Au son, s’ajoutent des « éléments visuels », tels des « sculptures de brouillard » de Fujiko Nakaya et des cerfs-volants de Jackie Matisse. Pour le LIAF, Robert Monnier, fils de Jackie Matisse, et You Nakai, compositeur et spécialiste de David Tudor, entre autres, ont repris le flambeau sur l’île de Svinøya, qui fait face à Svolvær.
Télécommunication oblige, le LIAF s’est aussi « téléporté » sur le continent, à Bodø, cette année Capitale européenne de la Culture 2024, où la Galerie Nōua (Storgata 56) accueille, pour l’occasion, une bien nommée exposition-satellite avec, notamment, l’artiste Michael Tsegaye et la poétesse féministe Sissel Solbjørg Bjugn.
(1) Un concert d’Elise Macmillan sera retransmis le 23 octobre, à 19 heures (CET), sur la plate-forme Montez Press Radio, basée à New York.