À l’été 2024, la Canadienne Charlotte Le Bon et son compagnon sont partis camper au bord d’un lac, en pleine forêt, sans réseau cellulaire. « Très rapidement, j’ai eu la sensation d’être épiée et que notre présence était seulement tolérée, se souvient la comédienne de 38 ans. La nuit, j’ai fait des cauchemars où je n’arrivais plus à distinguer le rêve de la réalité. Je me sentais désorientée. Le lendemain matin, nous nous sommes perdus sur la route pendant près d’une heure et demie. C’était terrifiant. Ça m’apprendra à revoir Le Projet Blair Witch avant de partir en camping... »
De retour à la maison, cette expérience a donné naissance à une série de pastels gras aux tons nocturnes, La Sorcière du girondin. « En ce moment, j’adore cette technique. J’ai accès à toute la richesse des pigments à l’huile, en allant beaucoup plus vite que la peinture. Je pose grossièrement la couleur avec le bâton de pastel et l’étends ensuite avec les doigts jusqu’au fini désiré. Ça me permet d’utiliser les deux mains pour la première fois de ma vie ! En revanche, ça m’abîme la pulpe des doigts ! »
L’ex-miss météo de l’émission télévisée « Le Grand Journal », programmée sur Canal+ (2010-2011), devenue actrice, s’assume désormais pleinement en plasticienne et réalisatrice. Son premier film, Falcon Lake (2023), une histoire de fantômes mettant en scène des adolescents et adaptée de la bande dessinée Une sœur, de Bastien Vivès (Casterman, 2017), a révélé son goût pour les paysages oniriques et mystérieux. « Ma dernière œuvre est un lac avec une sorte de portail. Je ne me lasse pas de ce sujet. L’ambivalence de ces étendues noires et ces réflexions parfois sombres ou lumineuses sont une grande source d’inspiration. » Charlotte Le Bon envisage sa pratique plastique comme l’écriture d’un scénario ou un procédé cinématographique. « Tous ces éléments sont interconnectés et issus d’un seul et même monde qui m’habite et me pousse à vouloir chercher des réponses, à créer. Je pense aussi que tout ça vient d’un désir de se connaître profondément pour mieux comprendre le monde. »
Incarner une artiste
Cet automne 2024, elle incarne sur les écrans Niki de Saint Phalle dans le biopic Niki, mis en scène par Céline Sallette. Depuis son passage derrière la caméra, la comédienne délaisse de plus en plus le jeu pour se consacrer à ses propres projets (son deuxième film est en cours d’écriture). « J’ai tendance à me déplacer seulement pour des choses que je considère comme des défis ou qui me font peur. Niki réunissait les deux. J’étais également consciente que ce type de partition ne se présente pas souvent dans la vie d’une interprète. » Sa première rencontre avec celle qui fut la seule femme membre des nouveaux réalistes remonte à 2014, lorsqu’elle découvre une interview de l’artiste, issue des archives de l’Institut national de l’audiovisuel (INA) et datant de 1965, remarquant au passage leur troublante ressemblance. « L’entretien était lunaire. Le journaliste comparait son travail à celui d’une “bonne petite ménagère”, tandis que [Niki de] Saint Phalle, avec beaucoup d’aplomb, démontait toutes ses questions sexistes. Sans effort, elle était déjà follement moderne. »
Pour la préparation du film, Charlotte Le Bon visite l’exposition proposée en 2023 aux Abattoirs, Musée – Frac Occitanie Toulouse, lit tous ses écrits, explore ses interviews, regarde films et documentaires. « Je ne suis plus très objective sur son travail, j’aime tout ! La puissance de ses performances avec Les Tirs, qui a propulsé sa carrière, ou ses grandes figures de mariées mi-poupée, mi-monstre, qu’elle a créées juste après. J’ai adoré Hon/Elle, une sculpture monumentale éphémère d’une femme allongée, de 23 mètres de large et 6 mètres de haut, dans laquelle les gens entraient par le vagin. À l’intérieur, on pouvait découvrir un aquarium, un banc pour les amoureux, une petite galerie avec des chefs-d’œuvre de faussaire ou encore un milk-bar dans un des seins. Je trouve ça génial ! »
La décennie 1952-1961 couverte par Niki dévoile la période durant laquelle la sculptrice commence à créer à l’hôpital psychiatrique, où ressurgissent les souvenirs d’une enfance traumatisée par l’inceste. Cette transformation d’une épouse et mère de famille en artiste libre, tirant sur des tableaux à la carabine, offre son meilleur rôle à Charlotte Le Bon. « Céline [Sallette] souhaitait que j’effectue un travail sur la voix pour étoffer le personnage et, par la même occasion, gommer mon accent québécois. J’ai donc analysé son phrasé, son léger accent américain, ses intonations. Elle avait cette façon de passer des graves aux aigus, selon les sujets qu’elle abordait. » Plasticienne elle-même, la Québécoise s’est naturellement mise dans la peau d’une créatrice, afin de « comprendre ce désir d’exprimer, de matérialiser quelque chose d’intangible. De souhaiter donner un corps aux émotions, surtout si elles sont confuses ! » Un point commun avec la mère des Nanas ? « Ce désir de quête, le fait de s’être sentie incomprise ou considérée seulement comme une image, alors qu’un feu bouillant ne demandait qu’à sortir. »
Une transmission familiale
Charlotte Le Bon a l’équivalent d’un baccalauréat en arts plastiques. « J’aurais adoré faire une école des beaux-arts, mais la vie en a décidé autrement. Enfant, l’art était un outil pour passer le temps. Je pouvais passer des heures à dessiner des robes et des bijoux avec des micro-détails d’ornement. » Elle reçoit son premier livre d’art pour ses 9 ans, un cadeau de son père. « Un ouvrage sur [Amedeo] Modigliani. Je ne comprenais rien et trouvais cela très laid. Aujourd’hui, j’arrive totalement à percevoir la grâce de son travail, mais ça ne me touche pas particulièrement. Pour ce qui est de mes artistes et courants de prédilection, ils varient. Je suis fascinée par la technique des peintres romantiques et la complexité de leurs œuvres, mais je me sens davantage inspirée par les surréalistes. Depuis peu, je suis très attirée par le travail de la peintre suédoise Hilma af Klint, que l’on considère comme une pionnière de l’art abstrait. Or, son travail est tout sauf de l’abstraction et semble répondre à des sortes de règles spirituelles. C’est plutôt une peintre de l’occulte, ce qui est follement inspirant. »
Charlotte Le Bon possède quelques œuvres de David Shrigley ainsi qu’un tirage d’un dessin préparatoire de Christo et Jeanne-Claude. Récemment, elle a acquis deux petites sculptures d’une artiste québécoise, Suzanne FerlandL. « Deux personnages avec des corps en pierre de rivière et des jambes en bronze. Elle les nomme Les Marcheurs. Ils sont très amusants, je les aime beaucoup. » Dans son musée imaginaire, elle accrocherait La Clé de verre (1959) de René Magritte, Dove n° 2 (1915) de Hilma af Klint, Portrait of my lover (1960-1961) de Niki de Saint Phalle, Pygmalion et Galatée (1890) de Jean-Léon Gérôme, Le Soleil (1911) d’Edvard Munch, et ressusciterait Hon/Elle (1966) de Niki de Saint Phalle.
En 2019, elle expose à la Galerie Cinéma Anne-Dominique Toussaint, à Paris, avec une série intitulée Entomologie du père : trente-deux dents en porcelaine sculptées à la main et épinglées dans des boîtes entomologiques, au-dessus de menus souvenirs manuscrits liés à son père (il s’est donné la mort quand elle avait 10 ans). « Je tenais à ce que les boîtes s’ouvrent, afin que les petites dents puissent être manipulées. L’idée est venue d’une frustration liée au temps passé qu’on ne peut plus posséder. De tous ces moments évaporés et de cette absence. À travers ces petites dents, je tentais de donner corps au souvenir qu’elles illustraient. » L’art comme tentative d’échapper à la solitude. Elle a ainsi partagé ses expositions avec sa grand-mère, Françoise Pilon, peintre elle aussi. « Elle m’a appris la peinture à l’huile. À l’école, on étudiait seulement les couleurs et l’acrylique. Elle a commencé à peindre dans sa trentaine. Mon grand-père et elle venaient de s’installer à la campagne après plusieurs années passées en ville, et elle s’ennuyait terriblement. Elle a énormément produit et a présenté quelquefois son travail au Québec dans de petites foires. Ce fut un véritable plaisir de l’exposer avec moi, lors de mes trois solos shows à Paris. L’une de ses toiles a été achetée par un étudiant aux Beaux-Arts. La consécration ultime pour elle ! »
À Paris, elle donne ses rendez-vous à l’atelier d’impression Idem, avec lequel elle collabore, « un lieu rare et magique où le temps ne semble pas avoir de prise. À une époque où tout va vite, ces artisans s’affairent à imprimer des œuvres, couleur par couleur, avec des machines centenaires. Il y a une forme d’érudition dans l’impression lithographique. Je suis admirative. » Chez elle, au Québec, son ami et directeur artistique de Falcon Lake, Alex Hercule Desjardins, lui a construit un magnifique bureau en cerisier. En cas de panne d’inspiration, il lui suffit de lever les yeux. Elle a une vue imprenable sur un... lac.
Niki de Céline Sallette, avec Charlotte Le Bon, Damien Bonnard et Judith Chemla ; en salles le 9 octobre 2024.