Peu le savent, mais les découpes architecturales en milieu urbain qui ont fait la renommée de Gordon Matta-Clark sont nées de son travail autour des graffitis, qu’il photographiait dans les rues de New York au début des années 1970. Éconduit par les foires artistiques, il expose ces clichés dans la rue. Lui vient alors l’idée d’inviter les passants à recouvrir sa camionnette de graffitis, dont il découpera des parties pour les vendre. Il comprend bientôt que « le trou provoqué est plus important que le fragment de matière désossée. » Pourtant, comme le souligne Hugo Vitrani, cette période fondatrice de sa pratique a longtemps été ignorée. La cause ? Les graffitis. Pour le commissaire d’exposition spécialiste de cette pratique, cet exemple n’est pas isolé : « Ce qui est sidérant est qu’encore aujourd’hui, lorsqu’il y a un graffiti, les gens détournent souvent le regard, même si ce sont des artistes qu’ils apprécient »
Depuis dix ans, Hugo Vitrani cherche à changer les perceptions qui entourent cette pratique urbaine en montrant son influence sur les artistes. Dernier volet de ses recherches, Au nom du nom explore les porosités entre graffiti et photographie. L’ouvrage est conçu comme une « microhistoire » courant des années 1960 à aujourd’hui, touchant autant à l’art qu’à des questions socioculturelles. Au fil de cette somme de regards et de vécus, des thématiques se dessinent et des grands moments se racontent : la naissance du graffiti moderne à Paris et aux États-Unis dans les années 1960, l’essor du punk mais aussi du hip-hop et ses ramifications jusqu’en France, la vie de la communauté Chicano à Los Angeles et afro-américaine à Brooklyn…
Le sujet est propice à ouvrir les champs des deux genres. La photographie est comprise au sens large, du photojournalisme et Martha Cooper qui a permis de conserver une trace des prémisses de la scène new-yorkaise, à la photographie d’art de Bruce Davidson et JR, en passant par des clichés amateurs ou judiciaires. Le graffiti apparaît lui aussi sous bien des formes, jusqu’aux peintures-bâtons avec lesquelles André Cadere investit les rues de New York. La scène du graffiti est assez construite, Hugo Vitrani y inclut des artistes qui ne lui sont pas directement attachés mais qui entretiennent des liens « d’inspiration, d’amitié ou de concept » avec elle. Keith Haring et les Frères Ripoulin côtoient ainsi Sophie Calle et John Divola. Son livre met en lumière les nombreux fils qui forment la toile du graffiti, révélant comment cette scène a pu former l’imaginaire des artistes en rétablissant un dialogue qu’avaient rompu les institutions.
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Hugo Vitrani, Au nom du nom ; Les surfaces sensibles du graffiti, 2024, 224 p., éditions Palais de Tokyo et Delpire & Co