De Robert Filliou (1926-1987), identifié sur l’échiquier artistique comme un créateur résolument iconoclaste, on ignore souvent la richesse et la diversité du travail, mais aussi la place qu’y occupent l’écriture et plus encore la poésie. En effet, nombre de ses textes sont restés inaccessibles, pour certains conservés dans les réserves de musées ou de bibliothèques, pour d’autres, depuis longtemps épuisés ou mal réédités. Emma Gazano, diplômée de l’École nationale supérieure des beaux-arts de Lyon et docteure en littérature – auteure d’une thèse sur l’œuvre littéraire de Robert Filliou –, offre ici une sélection réjouissante de pièces de théâtre, chansons grivoises, poèmes à terminer chez soi, contes pour enfants, scénarios d’une ligne, etc., puisée dans un ensemble de tapuscrits réunis par Robert Filliou lui-même et servie par une introduction fouillée.
Transformer la vie
Après s’être engagé dans la Résistance à l’âge de 17 ans, Robert Filliou se rend en 1948 aux États-Unis, à la rencontre de son père. Il étudie l’économie à l’University of California, Los Angeles (UCLA), puis intègre un programme de recherche de l’Organisation des Nations unies à l’occasion duquel il rédige, avec ses collègues, le Plan quinquennal pour la reconstruction et le développement de la Corée du Sud (1953), qu’il définira ensuite comme étant son « premier travail ». Durant son séjour asiatique, il est bouleversé par le bouddhisme et le zen qui ne cesseront de nourrir sa pensée. De retour en Europe, Robert Filliou écrit de nombreuses pièces de théâtre avant d’imaginer ses premières actions poétiques. Sur son passeport, désormais, la profession qu’il indique est poète.
Proche de la constellation Fluxus, Robert Filliou s’efforce d’abolir les frontières entre l’art et la vie, en torpillant l’autorité de l’artiste et en sabotant le statut sacré de l’œuvre. Dans ce contexte, la littérature devient une action quotidienne destinée à transformer la vie. On trouve dans ses textes, souvent courts, une économie de moyens similaire à celle prévalant dans sa production plastique : « Non-poème/Coca-Cola/Le poème qui rafraîchit./Le poème consiste en sa promotion. »
Fidèle à une approche ludique, Robert Filliou use de la répétition, de la litanie pour imaginer une écriture participative, humble, perpétuellement en mouvement : « Un homme assis sur un banc./Une femme, assise elle aussi, qui lui tourne le dos./h : tu sais, chérie, c’est pas facile d’être un homme/f : merde/h : on est ridicule, souvent/f : merde/h : on est timide, au fond/f : merde/h : pour un oui, pour un non, on se sent coupable/f : merde/h : on est stupide, quoi/f : merde/h : on ne peut s’empêcher de se comparer aux autres/[...] h : ON A L’ÂME POÉTIQUE PAR- DESSUS LE MARCHÉ/f : MERDE, MERDE, MERDE, MERDE [...]. » Une œuvre drôle et libre, comme son auteur.
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Robert Filliou, Poèmes, scénarios, chansons, édité par Emma Gazano, Paris, Les petits matins, 2024, 200 pages, 22 euros.