Personnalité phare de la danse contemporaine depuis les années 1980, le chorégraphe Angelin Preljocaj, 67 ans, chérit un souvenir très précis de son premier choc esthétique. « Au début des années 1980, j’ai 25 ans, je visite à Rome une rétrospective consacrée à Lucio Fontana. L’accrochage est chronologique. Je découvre les débuts du peintre, son approche assez formelle. Et soudain, je me trouve devant des toiles lacérées. Lucio Fontana traverse la surface, cela semble une progression tellement logique. J’ai ressenti une grande émotion. Mon syndrome de Stendhal. »
Le directeur du Pavillon Noir, le Centre chorégraphique national d’Aix-en-Provence où il a implanté sa compagnie, le Ballet Preljocaj, entretient une relation très étroite avec les arts plastiques. De la danse à la peinture, il n’y a parfois qu’un pas. En 1995, il explore le thème de l’Annonciation avec deux femmes sur scène pour incarner la Vierge et l’archange Gabriel. « J’ai exploité vingt siècles de représentation de l’annonce de sa maternité à Marie, souligne-t-il. La peinture est pour moi une source infinie de story- boards. La Vierge est tantôt béate, inquiète, tantôt horrifiée, en colère. » Dix ans plus tard, en 2016, il monte La Fresque à partir de La Peinture sur le mur, un conte chinois du XIIIe siècle dans lequel un jeune homme tombe sous le charme d’une femme peinte et traverse l’image pour la retrouver. En 2018, Still Life s’inspire de la peinture de vanité et de la nature morte.
Pour sa dernière pièce, Requiem(s), conçue pour dix-neuf danseurs, le chorégraphe s’empare du thème du deuil. Le mot s’écrit au pluriel. Angelin Preljocaj a imaginé ce spectacle après la disparition de ses parents. Entre explosion magistrale au son du groupe de metal System of a Down et sublime lamentation, cette performance éblouissante convoque les mythologies, les représentations iconographiques religieuses, les symboliques liées à la mort et aux funérailles venues de tous les horizons. « J’ai puisé l’inspiration chez Francis Bacon, Fra Angelico, Francisco de Goya... Parfois, il m’arrive de passer intentionnellement par un tableau pour un spectacle. Cette fois, je me suis rendu plutôt perméable à plusieurs œuvres sans essayer de les reproduire directement. Je recherche une atmosphère, une énergie, la façon dont les corps sont peints ou cadrés. Pour Requiem(s), j’ai regardé des descentes de croix de Pierre Paul Rubens et de Rembrandt absolument incroyables. Je suis attentif à la position des corps. » Ne remarque- t-il pas parfois des aberrations morphologiques dans les tableaux qu’il contemple ? « Dans Narcisse de Caravage, l’attitude des jambes par rapport au reste du corps est un peu fausse. Lorsque l’on observe l’œuvre, on ne s’en rend pas forcément compte, mais on sent bien un trouble. Caravage peignait ce qu’il ressentait. Il amène une créativité, une vision, une singularité. »
Des tréteaux au chevalet
Insatiable curieux, Angelin Preljocaj a collaboré tout au long de sa carrière avec des dessinateurs, des peintres, des plasticiens. « J’ai un credo : si l’on est habité, tout peut arriver. Plus jeune, je portais Enki Bilal au pinacle. J’étais complètement fan de ses bandes dessinées. Quand on m’a proposé de monter Roméo et Juliette en 1990, j’ai tout de suite pensé à un univers un peu dystopique où, dans une société dictatoriale, Juliette serait la fille du dirigeant, et Roméo un homme exploité vivant dans la misère. Cela évoquait les BD d’Enki Bilal. Je lui ai écrit pour lui présenter mon projet. J’étais alors un jeune chorégraphe totalement inconnu. Il ne connaissait pas la danse. Il m’a répondu : “Voyons-nous”. Et c’était parti ! »
L’homme applique à la lettre le slogan inscrit sur le t-shirt qu’il porte en cette journée ensoleillée d’été : « Risk and you shall receive » (Risque et tu recevras). Après Enki Bilal, il a croisé la route des artistes Aki Kuroda (Parade, 1993), Fabrice Hyber (Les Quatre Saisons, 2005), Subodh Gupta (Suivront mille ans de calme, 2010) ou encore Adel Abdessemed (Retour à Berratham, 2015)... « J’ai très tôt été fasciné par l’utilisation des instruments de cuisine par Subodh Gupta. Recourir à des objets qui nous permettent de nous nourrir pour créer des œuvres, c’est magnifique. »
Avec ces plasticiens s’établit une sorte de construction ludique. « Fabrice Hyber a inventé les POF, les Prototypes d’Objets en Fonctionnement [le Ballon carré, par exemple, est l’un des 150 POF imaginés par le Français entre 1991 et 2012]. Je lui ai dit de m’envoyer tous ceux qu’il voulait. La règle du jeu était de les intégrer dans le spectacle. Il m’a donné des trucs complètement dingues comme un escalier sans fin, une sorte de siège à bascule avec des marches. En studio, les danseurs étaient un peu réticents, ils avaient peur de tomber. »
Avec Fabrice Hyber, Angelin Preljocaj a aussi parlé de peinture. Il y a vingt ans, le danseur, qui dessinait un peu, a saisi un pinceau : « J’utilisais de l’acrylique pour réaliser des portraits. Fabrice m’a conseillé la peinture à l’huile. J’ai ressenti une émotion incroyable. L’acrylique est très minéral. Une fois que vous posez la couleur, très vite, elle sèche et ne bouge plus. Cela permet de travailler dans le dur, d’ajouter des couches. » Il poursuit : « La peinture à l’huile est beaucoup plus organique. Les couleurs s’interpénètrent, se mélangent. On peut “peindre dans le frais”. Les premières touches se nourrissent des suivantes. Les pigments se marient. On peut rester des mois sur la même toile, l’approfondir. Ça a été une révélation. J’étais mordu. La danse et la peinture provoquent le même phénomène chez moi. Je peux commencer à 10 heures et finir à 22 heures sans voir le temps passer. »
À l’opposé du collectif de la danse, Angelin Preljocaj s’épanouit donc aussi en solitaire devant son chevalet. « On n’est pas complètement seul, nuance-t-il. La peinture est vivante, elle bouge. Ce que vous avez élaboré le soir a changé le lendemain. La lumière varie, les pigments travaillent, la toile vous répond. La différence avec la danse, c’est que je sais que, pour cette dernière, à une certaine date, le rideau s’ouvrira. Il faudra alors montrer quelque chose. » Le peintre amateur a révélé ses peintures au public lors d’une exposition à Chaillot – Théâtre national de la danse, à Paris. À son domicile, une toile vierge attend son heure sur un chevalet. « Tous les matins, je passe devant. J’essaye de comprendre ce qu’elle veut, ce qu’elle attend de moi. “Que vas-tu faire de moi ?” semble- t-elle me dire. » Le chorégraphe signe essentiellement des portraits « de gens qu’[il] conna[ît] et qu’[il] aime ».
Les raboteurs sur parquet
Forcément, lorsque l’on parle de peinture avec l’artiste établi à Aix-en-Provence, difficile de ne pas évoquer l’autre figure de la ville : Paul Cézanne. « Nous partageons la même date de naissance, le 19 janvier, mais la comparaison s’arrête là, sourit le danseur. Je suis très fan de Paul Cézanne. J’ai connu avec lui un autre syndrome de Stendhal au Metropolitan Museum of Art, à New York. Je me suis retrouvé dans une sorte de triangle magique, entouré d’œuvres de Claude Monet, Paul Gauguin et Paul Cézanne. Comment peut-on être à ce point bouleversé par des pommes ? Personne n’a jamais restitué ce fruit de cette façon. Ses natures mortes sont une sorte de palimpseste de l’idée de pommes. Elles nous sautent aux yeux, éveillent tous les sens dans une explosion émotionnelle. »
À l’automne 2024, Angelin Preljocaj sera l’invité du musée d’Orsay, à Paris, à l’occasion d’une rencontre dansée dans le cadre de la rétrospective consacrée à Gustave Caillebotte (Rencontre dansée avec Angelin Preljocaj, 12 décembre 2024, musée d’Orsay, Paris). Il reviendra notamment sur la chorégraphie imaginée en 1988 d’après le tableau Les Raboteurs de parquets (1875) que filma Cyril Collard. « Le musée invitait des chorégraphes à bâtir de petites pièces autour d’une œuvre. Lors de ma visite, la direction du musée m’en avait proposé trois : le mobilier de Charles Rennie Mackintosh, le Balzac d’Auguste Rodin et La Chambre de Van Gogh à Arles par Vincent van Gogh. Chaque œuvre possède une puissance intimidante. La Chambre est époustouflante, le Balzac, un monument. Quant à la salle à manger de Mackintosh, j’étais moins enclin à l’appréhender, car c’est du design. Aussi, j’ai répondu que je ne le sen- tais pas. Tout le monde était un peu triste. En repartant vers la sortie, nous passons devant Les Raboteurs de parquet, et je m’exclame : “Vous m’auriez proposé celui-ci, j’aurais dit oui tout de suite !” On me répond positivement. » « Les échines courbées des travailleurs me rappelaient les dos musculeux des sculptures de Rodin. Le mouvement de ces trois hommes, en pantalons noirs, arc-boutés torse nu sur le sol, m’inspirait. Mon père étant menuisier et charpentier ; enfant, je l’avais beaucoup observé travailler. Je le regardais manipuler les bois, choisir ses outils. Les copeaux volaient comme des éclats de lumière », se remémore-t-il. On ne serait pas étonné de voir un jour Angelin Preljocaj se mettre à la sculpture.