On désigne souvent l’abeille comme une « sentinelle » de l’environnement. Dans notre écosystème, son rôle primordial – la pollinisation – n’est plus à prouver. L’introduction, depuis l’orée du XXIe siècle déjà, de technologies digitales pour contrôler la production des ruches – celles des grandes firmes productrices tout comme celles des particuliers – est l’un des thèmes de recherche, depuis une dizaine d’années, d’Aladin Borioli, lequel s’attache à explorer les relations entre les humains et les abeilles, à les maintenir et à en créer de nouvelles. Pour ce faire, il a fondé en 2014, sous le nom d’Apian, un ministère des abeilles, car la particularité de cet artiste helvète est d’être également apiculteur, un métier que lui a inculqué son grand-père.
Entre tradition et prospective
À l’invitation du centre d’art contemporain Le Cairn, à Digne-les- Bains (Alpes-de-Haute-Provence), Aladin Borioli a monté avec Apian une exposition intitulée « Abelhat », littéralement « ruche habitée » en occitan. Il tente d’y apporter une réponse à cette question : à quoi pourrait ressembler l’apiculture de demain ? « Cette présentation résulte de deux années de travail amorcées en 2022, soit sept résidences sur le terrain, dont plusieurs effectuées avec le chercheur Nicolas Césard, ethnologue et maître de conférence au Museum d’histoire naturelle de Paris », détaille Aladin Borioli. Pourquoi Digne-les-Bains ? Parce qu’on y trouve une pratique historique quasi unique en France et très rare en Europe : celles des cueilleurs et cueilleuses de miel à la cordée, à même les falaises abruptes des gorges du Verdon. Sur une des cimaises, un monumental cliché pris, ce printemps, par des grimpeurs, non loin de la commune de Chasteuil, montre d’ailleurs l’essaim d’une colonie d’abeilles sauvages agrippé à la paroi rocheuse. « L’apiculture à la cordée était encore vivante dans les gorges du Verdon jusqu’au milieu du XXe siècle, notamment pendant la Seconde Guerre mondiale, lorsque le sucre manquait », rappelle Aladin Borioli.
L’exposition mêle ainsi tradition et prospective. Pour penser l’apiculture du futur, l’artiste, qui réfute la tendance à repartir d’une « page blanche », incite à s’inspirer des judicieux modèles dont regorgent les traditions vernaculaires. D’où ces ruches anciennes – objets ou photographies – appelées bru ou brusc en provençal, faites dans un tronc évidé, ou son matériel de chasseur de miel : échelle en bois, pieux en buis imputrescible pour l’escalade, corde à enfumer, etc. Ces savoirs et outils traditionnels voisinent avec des technologies sophistiquées de mesure et d’observation, parfois dignes de la science-fiction. Aladin Borioli met en place, en particulier, une étrange installation multimédia intitulée HIVE Index (Indices de ruche), fruit d’une collaboration avec le collectif d’artistes suisses Fragmentin, en forme de critique de l’utilisation des technologies numériques en apiculture. Composée d’une série de films et d’une « sculpture-manifeste », elle dénonce l’impact desdites technologies sur les relations entre apiculteurs et abeilles, et hausse sur le devant de la scène les ambivalences de notre relation au vivant : « Ce dispositif sculptural et performatif [expose] la brutalité et l’absurdité de l’utilisation actuelle des technologies mises au service d’un fonctionnement capitaliste », selon Aladin Borioli.
Certains détails des installations font directement référence à des systèmes de récolte de données, comme la balance – l’un des capteurs les plus employés aujourd’hui en apiculture numérique – placée sous la ruche. Quatre grands « doigts » disposés en périmètre enserrent la balance telle une main mécanique géante. En lieu et place des empreintes digitales sont fixés des écrans LED simulant ceux des traders et diffusant des valeurs boursières hypothétiques. Un film tourné avec l’œuvre posée en pleine nature amplifie encore le contraste entre l’environnement extrêmement bucolique et cette haute technologie qui souligne, à dessein, l’absurdité du contexte actuel. « Une “ruche connectée”, du matériel géré par un laboratoire, un algorithme qui peut détecter, par exemple, les danses des abeilles, etc., il y a un côté Blade Runner 2049 ou agriculture postapocalyptique dans tout cela, reconnaît Aladin Borioli, mais c’est une manière d’inviter les gens à repenser la forme “industrielle” et “capitaliste” de la ruche. »
Réflexion sur la technologie
De fait, les grandes multinationales savent être retorses : « Polliniser est devenu une manne. Le groupe Beyer – qui a absorbé la firme Mansanto – a, par exemple, trouvé une parade technologique : il propose des abeilles vaccinées par ARN messager contre les pesticides qu’il emploie. Beyer peut ainsi vendre ses graines et les pollinisateurs génétiquement modifiés qui vont avec. La boucle est bouclée », ironise l’artiste. Or, les pesticides de synthèse sont aujourd’hui beaucoup plus puissants que jadis : « Vous souvenez-vous du livre de Rachel Carson, Silent Spring (Printemps silencieux, Marseille, Wildproject, 2022), sur les effets de l’introduction du DDT dans l’agriculture ? interroge-t-il. Et bien, les pesticides de synthèse actuels génèrent mille fois plus d’effets que le DDT, avec des séquelles sur la cognition ou le vol des abeilles, des conséquences qui, évidemment, restent très complexes à prouver... »
Si cette apiculture 2.0 avec « ruches-témoins » bondées de capteurs est très répandue en Europe et aux États-Unis, reste qu’aujourd’hui, selon Aladin Borioli, la critique est forte envers ces inventions diverses qui modifient en profondeur le secteur. L’objectif de cette exposition en forme de réflexion sur la technologie est aussi d’en proposer d’autres utilisations possibles : « Ne nous voilons pas la face : une ruche héberge en moyenne 40 à 50 000 abeilles, et l’ouvrir reste, pour elles, un geste d’une violence inouïe, admet-il. Avec ces dispositifs de capteurs, il y a néanmoins un potentiel à exploiter qui peut se révéler utile. » Par-delà la collecte de données « productivistes », les capteurs peuvent en effet détecter les maladies et des parasites comme le varroa, ou enregistrer les sons à l’intérieur de la ruche. « On sait ce qu’il se passe dans une ruche rien qu’en l’écoutant, assure l’artiste. En réalité, nombre d’apiculteurs, notamment au Maroc, travaillent au son. Cette méthode traditionnelle s’utilise depuis des centaines d’années. »
Même la Nasa s’est intéressée aux abeilles, notamment à travers un programme consacré aux questions environnementales intitulé Nasa Develop. « Grâce aux données satellitaires, des outils permettent de déterminer les meilleurs emplacements, élévations et orientations pour les ruches », souligne Aladin Borioli. Ce programme aide aussi les chercheurs à analyser et à com- prendre comment les variables environnementales locales – humidité du sol, précipitations, abondance végétative, etc. – affectent la santé des abeilles. A contrario, lorsque les abeilles détectent le déclenchement des floraisons, elles livrent sur l’instant des informations précieuses quant au climat.
Dans un futur proche, on pourra sans doute éclairer les décisions en matière de politiques publiques concernant les types optimaux d’habitat et de végétation à planter et leur emplacement. Voire élaborer des modèles prédictifs d’événements à grande échelle qui pourraient toucher les abeilles et, par ricochet, l’environnement en général. « Sans oublier la création d’applications pour les smartphones ou l’arrivée de l’IA... », ajoute Aladin Borioli. L’architecture de la ruche, enfin, risque, elle aussi, d’évoluer : « Depuis la naissance et le brevetage des ruches dites “modernes”, en 1852, leur construction ne fait plus preuve d’innovation structurelle ni d’inventivité, estime l’artiste. La fameuse ruche cubique standardisée a été privilégiée sur tous les continents, et l’apiculture a tourné le dos à 4 000 ans de diversité architecturale ! » Heureusement, des initiatives se développent, comme celle d’un laboratoire à Graz, en Autriche, qui travaille à une ruche complètement organique, fabriquée à partir de mycélium. Les pistes abondent.
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« Apian.Abelhat/[aβeˈʎat] », 6 juillet-3 novembre 2024, Le Cairn, foyer d’art contemporain, 10, montée du parc Saint-Benoît, 04000 Digne-les-Bains.