Andrea Fraser : Untitled (Video, Audio, Objects)
Les performances d’Andrea Fraser en conférencière de musée extravagante ont marqué au début des années 1990 un renouveau de la critique institutionnelle. Après s’être tenue une dizaine d’années éloignée du marché de l’art, elle a entamé en 2023 une collaboration avec la galerie Marian Goodman. Pour sa première exposition parisienne, elle présente trois ensembles d’œuvres qui correspondent à autant d’aspects de son travail : la performance, l’investigation, la production d’objets sculpturaux. Untitled, 2003 est une œuvre clé qui a donné lieu à beaucoup d’interprétations et rencontré aussi pas mal d’incompréhension. Pour cette pièce, Andrea Fraser a demandé à l’un de ses marchands de lui trouver un collectionneur qui accepterait de préacheter une vidéo documentant un rapport sexuel qu’il aurait avec elle. Le résultat est un plan fixe de 60 minutes, tourné dans une chambre d’hôtel, avec une vue plongeante à la façon des caméras de surveillance. Le film muet est montré sur un moniteur disposé en oblique dans un coin du grand espace vide de la galerie, au rez-de-chaussée. Au sous-sol, est diffusée une pièce sonore d’une dizaine de minutes réalisée à partir de la bande-son du film mais avec de nombreux ajouts apportés par l’artiste. On n’y entend que sa voix à elle. Le sujet déclaré est la relation des artistes et des collectionneurs. On peut analyser Untitled, 2003 comme un film, malgré son parti pris anti-cinéma, ou ne le considérer que comme la pièce à conviction d’un certain type de contrat. L’œuvre a fait l’objet d’une édition à 5 exemplaires. Dans une autre salle est exposée Untitled (Objects I - V) de 2024. Il s’agit de cinq corps d’enfants en bas âge endormis sur socle et sous couvercle de plexiglas. La couleur de leur peau est d’une teinte et d’une froideur marmoréenne. Avec eux, et dans une manière inhabituelle chez elle, Andrea Fraser pose la question de la valeur des œuvres d’art, de l’attention que nous sommes prêts à leur porter. C’est sans doute une manière de s’interroger sur sa place dans la production et l’économie de l’art à laquelle elle a consacré des analyses tranchantes.
Du 6 septembre au 5 octobre 2024, Marian Goodman Gallery, 79, rue du Temple, 75003 Paris
Salvatore Emblema
Il est fort probable que cette première exposition en France de Salvatore Emblema (1929-2006) constituera pour beaucoup une révélation. Connu et apprécié dès les années 1950 en Italie, la reconnaissance ne lui est véritablement venue qu’au début des années 1980. Emblema a croisé le chemin de la plupart des grands noms de l’art informel, Lucio Fontana et Alberto Burri en particulier, et au cours d’un long séjour à New York noué amitié avec Mark Rothko. Enraciné dans son village de Terzigno, près de Naples, il a tracé une voie originale, unique, au sein des nombreuses entreprises de dépassement du tableau. À partir de 1958, il met au point sa technique de detessitura (littéralement dé-tissage) qui consiste à desserrer la trame de pièces de toile de jute pour les rendre transparentes. Ces toiles de jute sont généralement tendues sur châssis (plus rarement, semble-t-il, suspendues) et révèlent la structure et l’envers du tableau. On reconnaît là une ambition proche de celle de Fontana, à cette différence près que chez Emblema le châssis ainsi que le mur derrière la toile peuvent et doivent être vus. Chez lui, il n’existe aucun hiatus entre l’idéal et le matériel.
Dans la série de tableaux réunis pour l’exposition et dont la composition s’échelonne du début des années 1960 à la fin des années 1970, on rencontre des tableaux sans peinture pour lesquels la composition repose sur des superpositions de bandes de jute, d’autres où la toile est légèrement teintée, d’autres enfin où la couleur est couvrante. Jamais la peinture ne couvre la totalité de la toile. La construction picturale, qu’elle soit de nature géométrique ou gestuelle, est centrée et souvent délimitée par un cadre tracé au pinceau. Il semble que pour Emblema la métaphore de l’écran compte davantage que celle de la fenêtre. Deux œuvres à cet égard retiennent l’attention. L’une d’elles présente un rectangle d’un beau rose épais au centre de la toile brute, l’autre dessine un cadre azur et laisse le centre vide. Comme s’il s’était agi de s’inspirer du cinéma et de la télévision pour reconduire notre attention vers l’espace pictural.
Du 11 septembre au 5 octobre 2024, White Cube Paris, 10 avenue Matignon, 75008 Paris
Ali Cherri : A Monument To Subtle Rot
Deux ensembles d’œuvres ont été rassemblés par Ali Cherri pour édifier son Monument à une subtile pourriture : trois statues et une série d’aquarelles. Les statues s’inspirent des monuments guerriers et sont présentées dans un état d’inachèvement ou de décrépitude qui suggère que le titre de l’exposition peut aussi se retourner en chiasme. De deux grands aigles en terre placés presque côte à côte, l’un se présente comme une gigantesque armature de plumes modelée avec une étonnante précision, et l’autre comme une figure caricaturale enveloppée dans des bandes qui lui donnent un caractère avant-gardiste. Ce dernier surtout a des pattes de bronze, celles d’un sphinx ou d’un lion. Cette union de la terre et du bronze, ce caractère malade de la représentation font entendre un peu de la voix de l’autre dans la statuaire patriotique. Un diaporama sonore et poétique montrant des images de statues déboulonnées nous oriente aussi dans ce sens. Malgré la gravité des thèmes, ceux-ci sont traités sur le mode d’une fantaisie qui touche aussi au pouvoir et à la responsabilité des artistes.
Les aquarelles montrent toutes des pommes dans un état de décomposition plus ou moins avancé, de petits motifs d’émerveillement. Ces formes artistiques premières, innocentes, entrent en résonance avec le mauvais rêve de l’histoire tel que le figure Ali Cherri. Au sous-sol, une tête de bronze égyptienne, rayonnante, semble sourire de ces questions.
Du 7 septembre au 20 décembre 2024, Galerie Imane Farès, 41 rue Mazarine, 75006 Paris
Ingrid Luche : Dévoré
Ingrid Luche a produit sa nouvelle série d’œuvres, les Beauty Masks, en pressant des masques de beauté jetable contre de petites galettes d’argile, avant de peindre, et parfois aussi d’inciser, celles-ci avant la cuisson. Il en est résulté des masques de caractères très divers. Cela va de la masse presque informe à des figures véritablement expressives ou à des faces tuméfiées. Une quarantaine de ces objets a été disposée en deux grands arcs horizontaux sur un des murs, et trois d’entre eux sont posés sur deux grandes barres en inox fixées entre deux colonnes de la salle. Par la diversité de formes et d’expressions que l’artiste fait surgir sous ses mains, par l’ampleur de la présentation, l’ironie est élevée à une puissance supérieure. Cette parade de grotesques réveille quelques-uns des mythes de la création.
Le soin apporté à la scénographie (avec l’ajout de rideaux jaunes pour renforcer la lumière naturelle), la présence au sol de deux Bighands, mains géantes qui portent leur bague sous la peau, la présence d’un tableau reproduisant une porte de restaurant indien à l’échelle 1, sont autant d’éléments qui contribuent à forger une véritable atmosphère. « Dévoré », c’est l’immixtion du fantastique et de l’initiatique dans le superficiel.
Du 8 septembre au 26 octobre 2024, Air de Paris, 43 rue de la Commune, 93230 Romainville