L’artiste française Sophie Calle a reçu le Praemium Imperiale 2024 pour la peinture, et l’artiste d’origine colombienne Doris Salcedo pour la sculpture. Chacune recevra 15 millions de yens, soit environ 86 000 euros. Elles font partie des cinq lauréats internationaux du prix, décerné par la Japan Art Association, sous le patronage honorifique du prince Hitachi, frère cadet de l’empereur émérite du Japon.
Les autres lauréats de cette 35e édition sont le réalisateur taïwanais Ang Lee pour le théâtre/cinéma, la pianiste Maria João Pires pour la musique, et l’architecte japonais Shigeru Ban pour l’architecture.
« Les cinq lauréats du Praemium Imperiale 2024 se sont inspirés de leur pays et de leur peuple pour créer des œuvres d’une poésie et d’un impact profonds, a déclaré Chris Patten, homme politique, ancien chancelier de l’Université d’Oxford et conseiller international du Praemium Imperiale au Royaume-Uni. De la réponse de Shigeru Ban et Doris Salcedo aux conflits et aux catastrophes naturelles à la méditation d’Ang Lee sur la famille et l’amour, la Japan Art Association braque les projecteurs sur cinq artistes extrêmement divers dont l’humanité brille en période d’incertitude et de turbulence. »
Lors de la cérémonie d’annonce des lauréats le 9 septembre, Sophie Calle a déclaré : « Quand on reçoit un prix, en se demandant si on aurait dû l’accepter, on prétend que c’est pour faire plaisir à ses parents. Moi, mes parents sont morts et, de toute façon, je n’ai pas songé à refuser car ce prix me procure un immense plaisir. Parce qu’il s’adresse à mon travail et que c’est merveilleux d’être reconnue loin de chez soi. Et plus que partout ailleurs, au Japon. Et enfin, parce que j’ai été bombardée "peintre". Pourtant, entre ce pays et moi, les choses avaient mal commencé. J’y suis partie le 25 octobre 1984 sans savoir que cette date marquait le début d’un compte à rebours de 92 jours qui allait aboutir à une rupture que j’ai vécue alors comme le moment le plus douloureux de ma vie. J’en ai tenu ce voyage pour responsable. Et puis, ce qui était un mauvais souvenir est devenu une œuvre qui m’a apporté beaucoup plus de joie que mon histoire d’amour foireuse, et la douleur est devenue exquise. Tandis qu’au fil de mes voyages, le Japon est devenu le lieu de mes rêves. C’est pourquoi, ne sachant pas encore au cou desquels je dois me jeter pour ce cadeau, je remercie le ciel. »
Artiste conceptuelle, née à Paris en 1953, Sophie Calle a placé l’intime au cœur de son œuvre. Au travers de photographies, de films et de textes, elle documente de manière quasi voyeuriste la vie des autres, ses relations avec eux et des événements du quotidien. Dès sa première œuvre, Les Dormeurs (1979), elle invite des étrangers à dormir dans son lit puis les interroge. Avec Suite Vénitienne (1980), elle suit secrètement, à Venise, un étranger rencontré à Paris, le photographiant et relatant tous ses mouvements. Pour réaliser Carnet d’adresses (1983), l’artiste a contacté́ les personnes qui se trouvaient sur un carnet d’adresses trouvé et a créé́ le portrait de son propriétaire. Douleur exquise (1999-2000) explore les conséquences d’une rupture amoureuse. Elle a représenté la France à la Biennale de Venise en 2007 avec Prenez soin de vous, où 107 femmes interprètent une lettre de rupture qui lui était adressée.
Son exposition « Les Fantômes d’Orsay » (2022) au musée d’Orsay, à Paris, était une histoire dans l’histoire, Sophie Calle ayant habité une partie de l’ancienne gare et de l’ancien hôtel, alors abandonnés, à la fin des années 1970. Elle y avait hébergé des amis dans la chambre 501 et rassemblé des documents, des objets et des archives d’anciens clients, y compris des communications avec un employé de l’hôtel appelé Oddo, avec l'identité duquel elle a commencé à jouer. « Les Fantômes d’Orsay est une œuvre d’art totale mêlant photographie, poésie et ready-mades, a déclaré le commissaire Donatien Grau à The Art Newspaper en 2022. Elle révèle la capacité unique de Calle à tisser des récits ». Ce jeu avec la narration et l’identité était au cœur du roman Léviathan (1992) du romancier Paul Auster, dans lequel Sophie Calle a inspiré le personnage fictif de Maria. « Je cherche à faire des œuvres pour raconter des histoires qui ont un potentiel poétique ou artistique », confie l’artiste.
En 2010, Sophie Calle a remporté le prix international de photographie de la Fondation Hasselblad ; en 2012, elle est nommée en France Commandeur de l’Ordre des Arts et des Lettres ; le titre de membre honoraire de la Royal Photographic Society de Grande-Bretagne lui a été décerné en 2019.
Doris Salcedo, née en 1958 à Bogota, est distinguée quant à elle pour son travail lié aux questions humanitaires et à la violence subie par les victimes de la guerre civile colombienne qui a duré 52 ans, avant de s’achever en 2016. Son œuvre Fragmentos (2018), créée pour marquer la fin de la guerre civile colombienne, utilise des armes fondues cédées par des membres des FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie), la guérilla de gauche.
L’une de ses œuvres récentes les plus puissantes, Palimpsest (2013-2017), a été exposée à la Fondation Beyeler en 2022-2023. Cette immense installation présente les noms écrits dans le sable sur la pierre de réfugiés et de demandeurs d’asile – des personnes vulnérables en quête de sécurité – qui ont perdu la vie en mer.
L’œuvre de Doris Salcedo, a-t-elle déclaré à The Art Newspaper en 2023, reflète les effets d’un monde « interconnecté ». Uprooted (2023), présentée à la Biennale de Sharjah en 2023, utilise des arbres morts pour construire une étrange habitation qui fait allusion à la fois à la migration et à l’urgence climatique qui y est liée. « Nous sommes tous dans le même bateau, a-t-elle déclaré. La planète est relativement petite. Et tout ce qui se passe à un endroit est lié à un autre endroit. »
Shigeru Ban, lauréat du prix d’architecture Pritzker 2014 et concepteur de bâtiments emblématiques tels que le Centre Pompidou-Metz en France, l’Aspen Art Museum aux États-Unis et le Centre du patrimoine mondial du Mont Fuji au Japon, a créé l’organisation non gouvernementale Voluntary Architects Network (VAN) en 1995. VAN et Shigeru Ban Architects ont mené des missions de secours lors de catastrophes dans le monde entier, plus récemment en fournissant un système de cloisons en papier (Paper Partition System) pour les abris des réfugiés ukrainiens en Ukraine, ainsi qu’en Pologne, en Slovaquie, en Allemagne et en France. Son agence d’architecture construit actuellement une nouvelle aile chirurgicale pour l’hôpital principal de Lviv, le plus grand d’Ukraine, afin de faire face à l’augmentation massive du nombre de patients depuis l’invasion russe en 2022.
Les prix du Praemium Imperiale sont décernés chaque année depuis 1989 pour récompenser des domaines non représentés par les prix Nobel. Les lauréats sont sélectionnés à partir d’une liste soumise par des conseillers internationaux à la Japan Art Association.
Outre les prix du Praemium Imperiale, la bourse de 5 millions de yens (environ 30 000 euros) d’encouragement pour les jeunes artistes, sélectionnée cette année par le comité de nomination asiatique, a été attribuée au Komunitas Salihara Arts Center, fondé en 1995, premier complexe culturel privé d’Indonésie dédié à la promotion des arts visuels, de la musique, de la danse, du théâtre, de la littérature et du cinéma.