L’histoire du Bauhaus est profondément liée au régime nazi, ne serait-ce que pour ses déménagements successifs. Organisée à l’initiative de la Klassik Stiftung Weimar, l’exposition en trois parties « Bauhaus und Nationalsozialismus » (le Bauhaus et le national-socialisme) qui se tient à Weimar, dans le Land de Thuringe, aborde sous un jour nouveau les luttes et les liens complexes entre l’école, ses professeurs et ses élèves, et le régime hitlérien. La ville de Weimar a un riche passé, marqué par ses illustres résidents tels Lucas Cranach, Johann Wolfgang von Goethe, Friedrich von Schiller, Franz Liszt, Madame de Staël ou encore Friedrich Nietzsche – certaines de leurs maisons se visitent –, par l’engagement au service de la culture de la famille des ducs et grands-ducs de Saxe-Weimar-Eisenach – Anne-Amélie de Brunswick-Wolfenbüttel fit ainsi construire une célèbre bibliothèque rococo ouverte en 1766. En 1908, Henry Van de Velde y fonde l’Institut des arts décoratifs et industriels. L’architecte belge bâtit le siège toujours en activité de l’établissement avec des accents Art nouveau, mais réalise aussi à Weimar des meubles, des aménagements intérieurs et un ensemble d’arts décoratifs, dont de nombreux exemples sont présentés au Museum Neues Weimar. Devenu indésirable en Allemagne au moment de la Première Guerre mondiale, il soufflera aux autorités locales le nom de son possible successeur, Walter Gropius.
Une histoire tumultueuse
Au Museum Neues Weimar, où Daniel Buren a réalisé une monumentale commande pour l’escalier d’honneur, se déploie la première partie de l’exposition, intitulée « Le Bauhaus comme lieu de contestation politique, 1919-1933 ». Après la défaite de l’Allemagne lors de la Première Guerre mondiale et le chaos politique qui s’ensuit, les constituants se réunissent dans la ville thuringienne pour définir le texte fondamental du nouveau régime qui prendra le nom de République de Weimar. Au même moment, Walter Gropius fonde le Bauhaus en agrégeant l’Institut des arts décoratifs et industriels susmentionné à l’Académie des beaux-arts de la ville. Le fondateur publie un manifeste accompagné de gravures de Lyonel Feininger. Mais l’école suscite l’opposition de la frange la plus conservatrice de la population. Walter Gropius réalise cependant un monument aux morts saisissant dans le cimetière de la ville (détruit par les nazis puis reconstruit par la République démocratique allemande) et une maison modèle sur un plan palladien est inaugurée en 1923 (Haus am Horn). Quand le gouvernement social-démocrate est battu aux élections du Land de Thuringe en 1924, les subventions pour l’établissement sont divisées par deux. Celui-ci est alors obligé de s’inventer un autre futur et s’installe en 1925 à Dessau. L’histoire se répète après qu’en novembre 1931 le Parti national-socialiste y remporte les élections municipales. La Ville décide le 22 août 1932 de dissoudre le Bauhaus. L’école clôt ses portes le 1er octobre 1932. Mies van der Rohe choisit de transférer à Berlin l’établissement, qui ouvre sous un statut privé cette fois, mais ne résistera pas à l’arrivée au pouvoir des nazis en 1933. Il ferme définitivement le 19 juillet de la même année.
La deuxième partie de l’exposition, intitulée « Enlevé, confisqué, assimilé, 1930-1937 » et proposée au Bauhaus Museum de Weimar – cube de béton inauguré en 2019 –, est centrée sur la question de l’art dit « dégénéré ». En effet, Weimar a été l’une des premières villes à avoir interdit la présentation publique d’œuvres d’avant-garde, dès 1930. Après la victoire des nazis aux élections du Land de Thuringe, les œuvres d’artistes tels que Paul Klee, László Moholy-Nagy ou Vassily Kandinsky, exposées alors dans le château ducal de Weimar, sont descendues dans les réserves ou rendues à leurs auteurs lorsqu’il s’agit de prêts. Plus de 450 œuvres sont finalement confisquées à Weimar en 1937 lors de la campagne nationale contre « l’art dégénéré » qui concernera plus de 20 000 œuvres, et certaines vendues. Deux peintures cédées alors par les nazis reviennent exceptionnellement à Weimar pour l’exposition. Il s’agit de Sterbende Pflanzen (1922) de Paul Klee et de Gelmeroda VIII (1921) de Lyonel Feininger, toutes deux conservées à New York, la première au Museum of Modern Art, la seconde au Whitney Museum of American Art. Aux côtés de ces œuvres d’avant-garde, l’exposition présente aussi des sculptures animalières (Hans Haffenrichter) ainsi qu’un portrait de la pianiste Enny Ley (Wilhelm Imkamp) ayant appartenu à Adolf Hitler, montrant que, contrairement à ce qui a longtemps été raconté, les anciens du Bauhaus n’ont pas toujours tourné le dos aux préceptes esthétiques du national-socialisme. Des recherches récentes révèlent que seize élèves du Bauhaus ont ainsi participé entre 1937 et 1944 aux « Grosse Deutsche Kunstausstellung München » (Grandes Expositions d’art allemandes de Munich) exaltant les artistes compatibles avec les valeurs du IIIe Reich. Une peinture représentant un oiseau survolant un bateau qui semble faire naufrage, signée Heinrich Basedow, fut refusée en 1937 lors de la sélection pour la première grande exposition d’art allemande, bien que son auteur, passé par le Bauhaus, soit devenu membre de la SA et du NSDAP (Parti national-socialiste des travail- leurs allemands) dès 1930.
Rétablir la densité des récits
La démonstration est encore plus saisissante au Schiller Museum où est montrée la troisième partie de l’exposition, intitulée « Vivre sous une dictature, 1933-1945 ». À l’extérieur est installée une copie de la grille principale du camp de prisonniers du camp de concentration de Buchenwald. Elle est l’œuvre de Franz Ehrlich. « Ce prisonnier était designer et avait étudié au Bauhaus de Dessau. Il a été détenu en raison de ses activités politiques, explique Anke Blümm, l’une des commissaires de la manifestation avec Elizabeth Otto et Patrick Rössler. Il est arrivé à Buchenwald en 1937, où il a pu entrer en menuiserie. Là, il a été chargé de dessiner le lettrage de “Jedem, das Seine” [À chacun sa tâche] sur la porte d’entrée du camp. Franz Ehrlich a une biographie très ambivalente parce qu'il a été libéré du camp en 1939 et a travaillé pour les SS à Buchenwald. Il a dessiné un lit d’enfant très traditionnel pour l’officier de ce camp. Il est vraiment difficile d’expliquer pourquoi il a agi de la sorte. Après 1945, il est devenu un designer très célèbre en RDA qui a créé beaucoup de bons meubles, puis, en 2000, on a découvert qu’il était l’un des collaborateurs officieux de la Stasi. Il s’agit donc d’une biographie extrêmement compliquée, l’une des plus ambivalentes que nous ayons retracée. »
Cette section de l’exposition est organisée thématiquement par discipline. On y retrouve Wilhelm Imkamp, cette fois auteur d’une tête d’Adolf Hitler en bronze (coulée en 1949 !). Dans le domaine de la scénographie, Walter Gropius, mais aussi Ludwig Mies van der Rohe et Lilly Reich ont travaillé pour l’exposition de propagande nazie « Deutsches Volk, Deutsche Arbeit » (Peuple allemand, travail allemand) en 1934, même si leurs noms ne sont pas mentionnés. Enfin, Fritz Ertl, formé au Bauhaus, a été l’un des architectes d’Auschwitz...
Comment expliquer que ces liens entre le régime nazi et d’anciens élèves du Bauhaus aient été totalement occultés pendant tant d’années ? « Après 1945, le Bauhaus était un symbole pour l’Allemagne, souligne Anke Blümm. Celle-ci voulait montrer dans l’après-guerre qu’elle n’était pas seulement mauvaise, qu’elle avait aussi réalisé des choses très positives, comme le Bauhaus. Personne n’a donc remis en question celui-ci. Aujourd’hui, nous présentons la première exposition sur le Bauhaus et le national-socialisme. C’est vraiment tard, mais ce n’était possible que maintenant. »
Les études récentes, menées par le groupe de recherche Bauhaus Community dirigé par Anke Blümm, montrent qu’aucun membre du Bauhaus n’a été arrêté en tant que tel. Vingt-quatre périrent dans les camps de la mort en raison de leur appartenance religieuse ou de leur engagement politique. L’histoire s’affirme donc plus complexe qu’une opposition frontale et idéologique entre une école d’avant-garde et le régime hitlérien. L’histoire du Bauhaus continue de s’écrire.
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« Bauhaus und Nationalsozialismus », 9 mai-15 septembre 2024, Bauhaus Museum Weimar, Museum Neues Weimar et Schiller Museum, Weimar, Allemagne.