Cette 9e édition de la Biennale Images Vevey est placée sous le thème «(dis)connected». Expliquez-nous.
L’intelligence artificielle [IA] est au cœur du programme. C’est un peu le sujet de tous les festivals de photographie, mais je ne souhaitais pas tomber dans un propos trop anxiogène ni trop simpliste. Je ne voulais pas d’une biennale qui s’inquiète de l’influence de l’IA sur la production photographique. Derrière le thème «(dis)connected», nous partons plutôt du principe que nous vivons une forme de déconnexion dans un monde pourtant ultra-connecté. Nous nous trouvons sur une faille entre deux plaques tectoniques. Avec, d’un côté, la nostalgie du passé qui s’exprime à travers le vintage, le retour aux sources et à la nature. Et de l’autre, une curiosité envers un futur incertain précipité par cette révolution technologique plus que majeure. Les visiteurs voyagent ainsi entre les œuvres de grands classiques (Paul Graham, Christian Marclay, Candida Höfer, Andreas Gursky) et celles d’une nouvelle génération qui utilise l’IA tout en brouillant les pistes entre anciennes et nouvelles technologies. Comme Maisie Cousins qui demande à la machine de traduire en images ses souvenirs d’enfance de parcs d’attractions où l’emmenait son grand-père. Cela donne des créations fantastiques, dans les deux sens du terme, à la fois effrayantes et incroyables.
Comment êtes-vous venu à la photographie?
J’y suis venu à travers un intérêt pour l’événementiel. Pendant que j’étudiais l’histoire de l’art et l’économie à Lausanne, un ami m’a demandé de m’occuper du sponsoring d’un festival qu’il était en train de monter. Nous avons ainsi créé ensemble les Journées photographiques de Bienne, lesquelles existent toujours. Après mon engagement auprès d’Expo.02, l’exposition nationale suisse de 2002, je suis arrivé à Vevey, dont le slogan était, et est toujours, «Ville d’images». Mais la sauce ne prenait pas vraiment. J’ai proposé à la municipalité de prendre cet argument au pied de la lettre avec un projet qui aborderait la problématique de l’image en général. Ce n’était pas la photographie en soi qui m’intéressait, mais plutôt le fait que l’image représentait un moyen de communication universel capable de renverser les barrières culturelles et linguistiques. Nous l’avons encore montré avec l’installation de Paul Graham à Times Square, à New York. Un vrai grand coup pour lancer Images Vevey 2024! Pendant une semaine, en mai, l’un des artistes phares de notre programmation a fait défiler sur des écrans hauts de dix-huit étages les portraits de gens qu’il avait pris précisément à cet endroit, vingt ans auparavant. Ces personnes, qui ont été photographiées les yeux fermés, n’avaient ni casque audio ni téléphone mobile. Comme déconnectées. Ce qui serait tout simplement impensable aujourd’hui.
Votre père est alémanique, et votre mère tessinoise. Vous avez grandi en Suisse romande. Vous embrassez ainsi toutes les cultures de ce petit pays complexe qu’est la Suisse. On imagine que c’est un immense atout.
Je me considère d’ailleurs comme un «protoSuisse». Au fil de mes expériences, j’ai intériorisé toutes les diversités de ce pays. Au moment d’Expo.02, j’ai pu constater à quel point il était parfois difficile de faire collaborer les Alémaniques, les Tessinois et les Suisses romands. Ce pays est un petit laboratoire de ce qui se passe à l’échelle mondiale : les bonnes volontés sont là, mais elles sont compliquées à fédérer lorsqu’on ne partage pas la même culture ni la même langue. En cela, je pense que l’image est une partie de la solution. Encore faut-il la maîtriser et apprendre son langage.
Vous avez lancé la Biennale Images Vevey en 2008, à l’époque où vous étiez délégué culturel de cette petite ville du canton de Vaud. Après neuf éditions, la manifestation est devenue un événement d’envergure internationale. Comment expliquez-vous un tel succès?
Images Vevey, c’est de la haute couture démocratisée. C’est une exposition pensée et réalisée pour cette ville et qui donne accès au grand public, gratuitement, aux plus grands noms de l’art contemporain dans des formats et sur des supports inhabituels. C’est aussi un événement qui permet de découvrir de nouvelles générations d’artistes, venus de tous les pays, qui travaillent et réfléchissent sur l’image.
C’est cette combinaison que les gens aiment. Même les professionnels, qui, au début, trouvaient un peu facile le concept de ces photographies reproduites sur des bâtiments à des échelles monumentales, ont compris le sens de notre démarche et le fait que nous sommes avant tout une biennale d’arts visuels orientée sur l’image.
Prenez la photo Aletsch Glacier d’Andreas Gursky exposée dans cette édition. Elle a été prise il y a trente ans. Elle correspond complètement au thème de la nostalgie entre passé et futur. Intuitivement, tout le monde comprend aussi que cette œuvre en noir et blanc parle de la disparition des glaciers, parmi lesquels Aletsch est sans doute le plus observé du monde. Andreas Gurski prévoit même de refaire la photo au même endroit ce mois d’août. Nous espérons pouvoir exposer les deux clichés, même si, en termes de délais, l’opération est risquée.
La Biennale est aussi arrivée à un moment où prendre des photos (avec son téléphone mobile) et les diffuser (sur les réseaux sociaux, notamment Facebook, Instagram naissant deux ans plus tard) étaient en plein boom. Est-ce aussi ce tout nouveau rapport du grand public à l’image qui explique l’engouement pour cet événement?
J’ai en effet eu la chance d’arriver à une époque où l’image devenait cette sorte de nouvel esperanto que tout le monde voulait parler. Instagram, TikTok, WhatsApp, Telegram… Aujourd’hui, elle est omniprésente sur ces réseaux. À ce titre, je pense que les écoles devraient inclure son apprentissage au cœur de leur enseignement, de la même manière que les mathématiques, l’anglais ou l’allemand. Il est pour moi primordial que les jeunes, mais aussi les moins jeunes, apprennent à lire ces images, lesquelles, parfois, déstabilisent notre pensée et notre perception.
Images Vevey est sans doute la plus grande biennale d’arts visuels de Suisse, voire peut-être la seule. Elle se déroule pourtant dans une localité moyenne. Pourquoi les villes de Genève, Bâle ou Zurich ne sont-elles jamais arrivées à proposer une telle manifestation artistique, à la fois populaire et pointue?
J’aime bien la comparaison avec Astérix et Obélix, les irréductibles Gaulois dont les actions surprennent Rome ,trop lente et trop lourde pour se mouvoir rapidement. Genève, Bâle et Zurich ont sans doute beaucoup plus de moyens que nous, mais il leur manque peut-être la potion magique, ce savoir-faire unique qui est le nôtre. Certaines de ces villes m’ont d’ailleurs approché, et m’approchent encore, pour répliquer Images Vevey chez elles.
En Suisse, l’offre culturelle est déjà très importante. Si l’on veut attirer du public dans ces grandes villes, il faut proposer autre chose : ce que l’on voit à Vevey n’existe qu’à Vevey. Rio et Tokyo nous ont aussi demandé des franchises. Mais ce sont des endroits où la plus petite des publicités est dix fois plus grande que la plus imposante de nos pièces. Les discussions s’arrêtent d’ailleurs assez vite lorsque j’explique la complexité de ce que l’on fait et que je ne baisserai jamais notre standard de qualité.
En 2026, Images Vevey fêtera sa 10e édition. Qu’avez-vous prévu?
C’est encore un peu tôt pour le dire, mais j’ai très envie de faire une compilation. Nous avons identifié un certain nombre de projets des éditions précédentes – JR, Christian Boltanski – qui ont marqué nos visiteurs.
En 2024, vous fêtez vos 50 ans. Qu’est-ce que cela vous inspire?
Pour la première fois, je commence à me demander comment la Biennale va évoluer. Je me suis ainsi rendu compte que c’est une exposition qui a marqué des générations. À 50 ans, je commence à avoir des retours de jeunes entre 18 et 20 ans qui me disent étudier l’art grâce à Images Vevey. C’est vraiment très émouvant. Cette nostalgie du passé, cette curiosité du futur… Peut-être, dans le fond, suis-je pile dans l’année du thème de la Biennale.
« Biennale Images Vevey, (dis)connected », 7-29 septembre 2024, divers lieux, 1800 Vevey.