« J’ai tout de suite aimé Rome. Le Panthéon que je vois de ma fenêtre, je l’ai reconnu d’après les Piranèse d’antan. La ville est un désordre de toutes les époques entassées les unes à côté des autres, en plein dans le cœur de la ville ! Fantastique ! [...] J’ai passé l’après-midi autant dans les jardins qu'à l’intérieur de la villa Borghese. C’était formidable. C’est un rêve – six Bernin... » Ainsi Louise Bourgeois décrit-elle sa première visite à Rome, le 8 novembre 1967, dans une lettre à son mari Robert Goldwater, professeur d’histoire de l’art devenu, dix ans plus tôt, directeur du Museum of Primitive Art, fondé par Nelson Rockefeller à New York.
UN LIEN INTIME AVEC L'ITALIE
« À la fin des années 1960, elle commence à voyager et à travailler en Italie », précise Cloé Perrone, l’une des commissaires avec Geraldine Leardi et Philip Larratt-Smith, à l’initiative de l’exposition « Louise Bourgeois. L’inconscio della memoria/ Unconscious Memories », produite en collaboration avec l’Easton Foundation et l’Académie de France à Rome – Villa Médicis, où est présentée l’œuvre No Exit (1989) dans le salon de lecture. Première exposition d’une femme artiste contemporaine à la Galleria Borghese, c’est aussi la première rétrospective romaine consacrée à la Franco-Américaine.
Installée en 1967 à Pietrasanta, en Toscane, non loin des carrières de marbre de Carrare, stradivarius des sculpteurs jadis prisé par Michel-Ange, Louise Bourgeois réalise dans le Bel Paese, jusqu’en 1972, certaines de ses sculptures les plus emblématiques et s’y ouvre à de nouveaux matériaux tels que le marbre, mais également le bronze, concevant des œuvres séminales qui explorent des directions formelles et conceptuelles inédites, précise la commissaire.
À Rome, une vingtaine de sculptures dialoguent avec l’architecture et les collections uniques rassemblées dès le début du XVIIe siècle par le cardinal Scipione Borghese, lequel bénéficia pour ce faire de l’appui de son oncle, le pape Paul V. Le prince Camillo Borghese a œuvré, à partir de 1818, à donner sa forme actuelle à la Galleria Borghese, située au sein du vaste parc arboré de la villa sur la colline du Pincio. Second mari de Pauline Bonaparte, sœur de Napoléon, il a complété la collection, qui compte sculptures hellénistiques, romaines, œuvres du Bernin, de Raphaël, de Caravage ou encore d’Antonio Canova.
Née à Paris en 1911, Louise Bourgeois revient à la fin de sa vie en Italie et produit plusieurs sculptures entre 1981 et 1991. L’artiste décède à New York en 2010. À la Galleria Borghese, ses œuvres minutieusement choisies sont présentées au fil d’un parcours servi par une scénographie tout en subtilité. L’ensemble fait écho à l’histoire intime de l’artiste avec la péninsule, et plus particulièrement les trésors que recèle cet écrin romain, depuis sa première visite. « Un rêve », habité cette fois par son univers, dans une confrontation esthétique qui prend tout son sens – un retour aux premiers émois. En italien, Bourgeois se traduit par Borghese...
Le titre de l’exposition réfère judicieusement à l’idée de l’inconscient à l’œuvre dans la mémoire, omniprésent dans ses pièces, marquées du sceau de son histoire personnelle et nourries d’influences. Si Louise Bourgeois ne fait pas exception – s’aiguiser l’œil, puiser son inspiration chez les grands maîtres du passé, avant de s’en affranchir afin de tracer sa propre voie –, ce prisme de lecture se révèle particulièrement pertinent. Sans constituer des citations directes, les correspondances suggérées entre ses sculptures et la collection relèvent, à maintes reprises, d’une sorte d’évidence – comme autant de souvenirs enfouis renvoyant à ces années de dolce vita, ajoutés à sa parfaite connaissance de l’art ancien ; le tout intégré dans son travail. Des échos formels, mais aussi thématiques – la métamorphose, l’expression d’états émotionnels – que l’on retrouve dans les chefs-d’œuvre de ses illustres prédécesseurs.
« Louise Bourgeois aimait l’Italie, Rome et la Galleria Borghese, poursuit Cloé Perrone. Son voyage transformateur a eu lieu alors qu’elle était encore marquée par la disparition de son père en 1951, un événement qui a considérablement façonné son terrain émotionnel et son développement artistique pendant plus d’une décennie. Le deuil l’a plongée dans une profonde et longue dépression, dont elle est sortie d’abord grâce à un engagement de toute une vie dans la psychanalyse, puis grâce à sa pratique artistique. Elle a répété que l’art lui servait d’outil de réparation et fonctionnait comme un processus de guérison. Ce sentiment a été exprimé dans l’une de ses cellules, Precious Liquids [1992], où elle a gravé en lettres capitales : “Art is a guarantee for sanity” [l’art est une garantie de santé mentale]. »
L’artiste a pu admirer la collection Borghese bien avant de venir à Rome. « En 1938, à l’École du Louvre, Louise Bourgeois se plonge dans l’histoire de la peinture néo-classique et suit un cours sur l’art du monde prégrec pour finalement devenir guide de l’institution parisienne, rappelle la commissaire. Son expérience au sein du musée l’a exposée quotidiennement à une multitude de chefs-d’œuvre couvrant plusieurs siècles, ce qui a sans aucun doute influencé sa sensibilité artistique. À l’époque, la remarquable collection de Scipione Borghese était présentée dans la salle des Cariatides, une magnifique salle de réception conçue sous le règne d’Henri Ier et achevée sous Henri II, qui incarne la grandeur de la Renaissance. »
SOUVENIRS ET CHAMBRES D'ÉCHO
Parmi les pièces majeures de l’exposition romaine, Cell (The Last Climb) (2008), réalisée deux ans seulement avant sa mort, impressionne par sa présence au centre du Salone di Mariano Rossi. L’authentique escalier en spirale de l’atelier de Louise Bourgeois à Brooklyn est entouré d’une constellation de sphères de verre azurées – leur couleur imite le ciel de La Madone au baldaquin (vers 1685) de Luca Giordano, conservée au Museo di Capodimonte, à Naples, où l’œuvre a été montrée pour la première fois en 2008. Ouverte sur l’infini après la dernière marche, elle revêt une forte connotation spirituelle, telle une métaphore du cycle sans fin de la vie. Cette « ultime ascension » métaphysique à l’architecture minimaliste dialogue avec l’une des peintures baroques du plafond, une allégorie de la vérité dévoilée par le temps, dans laquelle une femme tient un orbe traversé par la lumière.
Au premier étage de la Galleria, une autre cellule – la plus grande jamais conçue par l’artiste – occupe la longueur de la Loggia di Lanfranco. Passage dangereux (1997) explore, dans une structure de grillage divisée en plusieurs espaces, le passage de l’innocence de l’enfance à l’âge adulte du point de vue d’une jeune femme. Un tableau de la psyché humaine en transition, d’esprit surréaliste, soigneusement composé : sphères de verre (à nouveau), miroirs, chaise électrique, bureau d’écolier devant un lit de métal sur lequel une sculpture figure un couple en plein ébat... Fascination pour la nature, éveil à la sexualité, culpabilité, introspection, découverte du monde extérieur : autant d’éléments d’une œuvre complexe, en grande partie autobiographique, à la fois éminemment sensible et glaçante, se prêtant à de multiples interprétations.
Dans la Sala degli Imperatori ont été disposées des têtes en tissu dont l’apparente fragilité et la modestie des matériaux contrastent avec l’autorité de fiers bustes romains en albâtre et porphyre. Plus loin, Janus fleuri (1968), sculpture en bronze montrant deux phallus mis dos à dos, si l’on peut dire – leur étrange union crée in fine un sexe féminin –, est suspendu à côté de l’antique Hermaphrodite endormi. Un clin d’œil au goût de Louise Bourgeois pour une certaine provocation joyeuse. Sur une célèbre photographie de Robert Mapplethorpe, l’artiste pose, le regard malicieux, avec sa sculpture Fillette – un colossal pénis en érection – sous le bras.
Topiary (2005), marbre délicat qui représente une jeune fille au buste et à la tête se muant en une floraison de pétales, résonne avec Apollon et Daphné du Bernin, prodige inspiré par les Métamorphoses d’Ovide. La nymphe s’y transforme, elle aussi, en végétal, de la racine des pieds à la chevelure et aux doigts en branches de laurier. Autre mise en parallèle convaincante, Jambes enlacées (1990), dans la Sala della Paolina, témoigne de la puissance expressive de la sculpture de Louise Bourgeois, juxtaposée au style néoclassique de la Vénus Victrix d’Antonio Canova, pour laquelle la princesse Pauline Bonaparte a servi de modèle.
Dans l’Uccelliera, l’ancienne volière, Spiral Woman (1984) est un bien drôle d’oiseau. Autre animal, géant cette fois, Spider (1996) déploie ses pattes menaçantes dans le Giardino della Meridiana, non loin de The Welcoming Hands, des bronzes sur socles de granit, conçus la même année et vus auparavant dans le jardin des Tuileries, à Paris.
En mode majeur, lorsqu’il aborde les grands thèmes de l’existence et touche à l’universel, l’art abolit les frontières et les époques. Ce dialogue éblouissant entre les Anciens et la Moderne l’illustre avec maestria. Loin de souffrir de la comparaison, Louise Bourgeois y affirme sa stature. Sa troublante singularité, son insondable profondeur s’inscrivent dans une filiation, tel un nouveau maillon prolongeant la longue histoire de l’art. D’avant-garde hier, dorénavant classique.
« Louise Bourgeois. L’inconscio della memoria/Unconscious Memories », 21 juin-15 septembre 2024, Galleria Borghese, Piazzale Scipione Borghese, Rome, Italie.