Les stars, a écrit Edgar Morin, sont des demi-dieux, et donc… des mortels. La disparition d’Alain Delon le 18 août 2024 vient le rappeler… Du Mexique au Japon, le monde entier s’est ému de voir mourir l’un des tout derniers monstres sacrés du cinéma, dont l’aura aura perduré de façon incroyable bien au-delà des années 1960 et 1970, décennies dorées des chefs-d’œuvre de styles très variés qui l’ont très jeune propulsé au firmament. Dans l’ordre : Plein Soleil (René Clément), Rocco et ses frères (Visconti), L’Eclipse (Antonioni), Le Guépard (Visconti encore), Mélodie en sous-sol (Verneuil), Le Samouraï (Melville), La Piscine (Deray), parmi une grosse dizaine de grands succès internationaux. S’y ajoutent des pépites mal accueillies par le public en leur temps comme Le professeur (Zurlini), L’Insoumis (Alain Cavalier), plaidoyer contre la Guerre d’Algérie, ou le bouleversant Monsieur Klein (Losey), où Delon campe un marchand d’art qui profite de la situation des juifs sous l’Occupation pour racheter leurs tableaux, jusqu’au jour où il se retrouve pris pour l’un d’entre eux… Trois films guère commerciaux qu’il coproduisit, à perte.
De cet âge d’or de sa carrière et de son insolente beauté, il cultivait sans relâche la nostalgie, en mémorialiste de lui-même. Regardant plus en arrière qu’en avant, ce qui l’empêcha sans doute par la suite de se donner avec plus d’audace à des réalisateurs de la nouvelle génération… L’énergie et la nostalgie formaient chez lui un curieux attelage – nostalgie de lui-même, nostalgie d’une France éternelle et fière des Trente Glorieuses…
Delon avait très vite débordé le grand écran pour vivre sa vie au rythme de L’Homme pressé, film d’Édouard Molinaro où il joue un double de lui-même, un collectionneur qui a décidé de tout faire plus vite que les autres. Transformant sa vie en œuvre mais aussi en spectacle… Séducteur en diable, avide de lumière, ce showman n’avait pu s’empêcher de suivre, à moitié caché dans un coin de la salle, protégé par son garde du corps, la vente de ses bronzes de Rembrandt Bugatti chez Christie’s en 2016. Ni, à la fin de la dispersion, d’aller féliciter l’heureux acquéreur pour 872 000 euros d’un nu féminin de l’artiste. Comme l’a résumé Thomas Sotinel dans Le Monde, « Prétoires, salles des ventes, champs de courses furent ses royaumes ».
Car dès ses premiers succès, cet homme solaire et solitaire s’est pris de passion pour l’art, avec autant de flair et de détermination que pour remporter les plus beaux rôles, et quitte parfois à dépasser ses propres moyens. « Depuis quasiment 1967, il formait avec le galeriste Claude Aubry, Jean Cau [ex-secrétaire de Jean-Paul Sartre, ndlr] et Pierre Cornette de Saint Cyr, mon père, un quatuor qui a cimenté leur amitié en allant regarder et acheter des dessins, avant de prendre des chemins artistiques différents », confie Arnaud Cornette de Saint Cyr. Dessins anciens français et italiens qu'il montra en 2010 au Salon du Dessin, bronzes animaliers de Bugatti ou de Lucien Guyot, peintures fauves puis abstraction des années 1950 se sont succédé ou additionnés dans ses résidences de Paris, Genève ou dans son fief de Douchy, dans le Loiret. « Je suis fier de deux choses : ma carrière et ma collection », dira-t-il. Au fil du temps, l’acteur fera par ailleurs entre autres l’acquisition d’un beau Fernand Léger, d’un paysage lacustre de Courbet, d’un Modigliani acheté pour une somme record en duo avec Martin Bouygues, ou encore d’un rare dessin d’Albrecht Dürer, un scarabée qu’il revendra au Getty Museum de Los Angeles. Albrecht Dürer dont il s’inspirera sans vergogne des initiales enchâssées pour en faire son propre blason et celui de sa marque commerciale… Ce même dessin de Dürer, il l’aima au point d’en faire faire, avant de le vendre, une copie, qu’il nous avait montrée avec émotion en 2010 dans son appartement du boulevard Haussmann, à Paris.
Authentique et entier, il l’était jusque dans ses goûts en matière d’art. Il était peu attiré par le contemporain, alors qu’il avait pourtant côtoyé Andy Warhol à New York ou à Marrakech. Sa passion ultime, comme il nous l’avait raconté, le portait vers Delacroix, Géricault ou Millet. Souvent vers des scènes d’animaux sauvages ou guère joyeuses… Rien d’étonnant après tout chez celui qui - ennemi de la chasse - avait choisi d’enregistrer des lectures de poèmes comme la Complainte de Rutebeuf ou La Mort du loup d’Alfred de Vigny… « L’abstraction pure n’était pas pour lui, précise Arnaud Cornette de Saint Cyr. Il la préférait gestuelle ou lyrique avec Soulages ou Zao Wou-Ki ou aimait les peintres CoBrA ». Un ensemble qu’il exposa en 2007 à la galerie Applicat-Prazan avant de le disperser chez Cornette de Saint Cyr.
Aujourd’hui, le marchand Franck Prazan se remémore un Delon synonyme de « fidélité, loyauté, pudeur, générosité, entre joies et mélancolie »… Sentant la fin approcher, la star avait dispersé en 2023 chez Bonhams Cornette de Saint Cyr l’essentiel de ce qui restait de sa collection, de Bugatti à Dufy.
« Toute sa vie a été guidée par la passion et par l’instinct, traits qui ont aussi défini ses choix artistiques, a déclaré Arnaud Cornette de Saint Cyr. Du dessin ancien de la Renaissance aux grands maîtres modernes, son cheminement intérieur a été porté par la passion de la ligne, sculptée, dessinée, peinte. Ne suivant aucune mode, n’écoutant que son cœur et son œil, il a dialogué avec les plus grands artistes, ses fidèles compagnons et ses frères en sensibilité ». Un « œil » talentueux qui restera, à l’instar de son extraordinaire carrière au cinéma.