Le souvenir remonte au milieu des années 1980, mais il est encore frais dans sa mémoire. Après avoir rendu visite à des membres de sa famille, logés dans des foyers de travailleurs à Paris, le père de Bintou Dembélé emmène sa fille au pied du Centre Pompidou. « Je dois avoir 10 ans », se souvient la chorégraphe de 49 ans, contactée en visio depuis Toubab Dialaw, au Sénégal, où elle assure une master class à l’École des Sables, un centre chorégraphique créé par sa consœur Germaine Acogny. « J’ai grandi au sein d’une famille nombreuse et je me rappelle très bien de ce moment privilégié avec mon père. Devant l’architecture futuriste du bâtiment, j’ai soudain été projetée dans une dimension inédite, un autre imaginaire. Ce moment m’a profondément marquée. Il a imprégné ma façon de me projeter dans le futur. » Le nom « Pompidou » est déjà le début d’un autre récit. « Je pensais qu’il était africain », ajoute en riant la danseuse.
Depuis sa découverte enfantine, Bintou Dembélé est revenue de nombreuses fois à Beaubourg. Après Performance solo en 2022 et G.R.O.O.V.E. en 2023, elle présente en mars 2024 Rite de Passage – Solo II, interprété par Meech (Michel Onomo), danseur emblématique de sa compagnie Rualité. Pour les 10 ans du Centre Pompidou-Metz, en 2020, elle tourne un film dansé, s/t/r/a/t/es, qu’elle dédie à son père, décédé cette année-là, l’incarnation d’« une figure héroïque migrante ».
BANLIEUE ET CULTURE POPULAIRE
Bintou Dembélé est née en 1975 de parents sénégalais à Brétigny-sur-Orge (Essonne), un « interstice mi-banlieue, mi-campagne ». Elle grandit dans la cité de La Rosière au sein d’une famille de cinq enfants. Son père est manutentionnaire dans une entreprise d’emballage de cartons. Son univers visuel est alimenté par les bandes dessinées, qu’elle achète sur des marchés aux puces, et par la télévision. La première image qui imprime sa rétine ? Le programme « H.I.P. H.O.P. » diffusé à partir de 1984 sur TF1.
« L’animateur Sydney présentait l’émission sur la tête. J’avais l’impression qu’il s’adressait à moi. Il me proposait une vision totalement renversée du monde. Cette image va m’habiter longtemps. Elle est à l’origine de mon idée de détourner des gestes, de déplacer des regards, de me réapproprier des histoires. » Pionnière de la danse hip-hop, Bintou Dembélé secoue sa discipline en s’émancipant des codes et en embrassant à bras-le-corps les questions coloniales, le racisme, le sexisme, les identités queers.
La chorégraphe a toujours apprécié le travail collaboratif, surtout s’il permet d’interpeller la société. En 2006, elle est approchée par Denis Darzacq pour sa série La Chute. Inspiré d’un reportage sur des danseurs de hip-hop, le photographe saisit des jeunes figés en plein saut à quelques centimètres du bitume et du crash. « Nous sommes juste après les révoltes urbaines de 2005*1, explique-t-elle. Les journalistes ne montraient que le côté négatif de la banlieue. Denis Darzacq voulait, lui, présenter les périphéries comme un espace où l’énergie de la jeunesse n’est pas utilisée. Avec ce projet, j’ai compris que le geste, à travers une image fixe, pouvait être une réponse pour porter toute une histoire. »
Curieuse, Bintou Dembélé touche à toutes les formes du mouvement hip-hop : « Les gros traits du graffiti, que l’on retrouve chez Keith Haring, sont une conquête de l’espace. J’adhère à cette façon de se rendre visible. J’aime la manière dont le graff a utilisé le métro comme véhicule pour voyager. » Réminiscence de cette culture graphique, sa signature est un tag qui retrace un geste chorégraphié. « Je puise dans un vivier de cultures périphériques, populaires, numériques, revendique l’artiste. Ces ressources sont beaucoup plus prises en compte par les créateurs d’aujourd’hui que les tableaux de Caravage. ».
En 2017, l’artiste contemporain et réalisateur Clément Cogitore fait appel à elle à l’occasion de sa réinterprétation de l’opéra-ballet Les Indes galantes de Jean-Philippe Rameau. Elle convoque des danseurs de krump, cette danse née dans les ghettos de Los Angeles dans les années 1990, après le passage à tabac de Rodney King. La vidéo survoltée marque les esprits. Et c’est ainsi qu’elle fait entrer le hip-hop à l’Opéra de Paris en 2019 et qu’elle devient la première femme noire à chorégraphier un ballet, en 350 ans d’existence de l’institution.
INTERROGER LES LIMITES DE L’ART
Forte du succès des Indes galantes, Bintou Dembélé s’est depuis produite dans différents musées (quai Branly – Jacques Chirac, musée national de l’Histoire de l’immigration au palais de la Porte-Dorée, Centre Pompidou), intervenant au gré de cartes blanches distribuées par des artistes invités, tels la cinéaste Alice Diop ou le plasticien Mohamed Bourouissa. La danseuse côtoie aussi Julien Creuzet, qui réside comme elle à Montreuil, en Seine-Saint-Denis. L’artiste représentant la France à la Biennale de Venise – le premier originaire d’outre-mer – est un voisin. La chorégraphe lui a demandé quelques conseils au moment d’inaugurer en 2021 la Villa Albertine, à Chicago, dans le cadre du nouveau programme de résidences longues aux États-Unis. Julien Creuzet a déjà exposé au Museum of Contemporary Art de Chicago, et Bintou Dembélé aime les télescopages. Elle va vers des personnalités qui la font se questionner, qui la bousculent, « qui créent, comme le dit Édouard Glissant, des “endroits de tremblements” ». Elle pense notamment au photographe américain Andres Serrano dont elle a visité l’exposition au musée Maillol*2, à Paris : « Il suscite ma curiosité et en même temps, il me dérange. Il provoque chez moi une tension. En invitant des prisonniers de Guantanamo ou de l’Armée républicaine irlandaise à revivre leurs conditions de torture, il interroge les limites de l’art. Il crée une ambiguïté. J’espère que mes œuvres poussent elles aussi les spectateurs à être actifs, à ne pas rester des observateurs passifs. »
Comme Julien Creuzet, Bintou Dembélé sera bientôt à Venise. En septembre 2024, elle proposera une chorégraphie conçue spécifiquement avec les détenues de la prison des femmes, sur l’île de La Giudecca, où le Vatican a installé son pavillon. Elle donnera également une performance au Palazzo Grassi – Pinault Collection. Elle goûte l’idée de défendre « une danse marronne », terme qui désigne pour elle une prise de liberté face aux normes esthétiques, dans ce haut lieu de la culture contemporaine. En attendant d’y voir les toiles de l’artiste américaine d’origine éthiopienne Julie Mehretu, réunies sous le titre « Ensemble » jusqu’au 6 janvier 2025, elle s’est plongée dans le catalogue de l’exposition. Elle attache une importance toute particulière à ce genre d’ouvrage. « C’est un condensé de la pensée de l’artiste, explique-t-elle. On y découvre le processus de création, une traversée. J’aime ce temps de vulnérabilité et ce partage qui nous sont livrés par l’intermédiaire du catalogue malgré son prix exorbitant – vivent les médiathèques! J’ai un souvenir fort d’un livre consacré à Louise Bourgeois, laquelle, rappelons-le, venait aussi de banlieue, puisqu’elle était originaire de Choisy-le-Roi. » Chez Bintou Dembélé, tout est affaire de mémoire.
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*1 Elles éclatent après la mort de deux adolescents, Zyed Benna et Bouna Traoré, électrocutés dans l’enceinte d’un poste électrique dans lequel ils se sont cachés, à Clichy-sous-Bois, pour échapper à un contrôle de police.
*2 « Andres Serrano. Portraits de l’Amérique », 27 avril-20 octobre 2024, musée Maillol, Paris.
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bintoudembele.com