L’urbanisme de la ville Karlsruhe a pris selon la légende une forme d’éventail parce que son fondateur, le margrave Charles-Guillaume de Bade-Durlach (Karl Wilhelm en allemand) aurait rêvé de cet accessoire de mode avant d’arrêter le plan de son palais et de sa cité. Tel est l’un des nombreux points de départ de l’exposition de Katrin Mayer à la Badischer Kunstverein à Karlsruhe. Comme toujours dans son travail, l’artiste allemande, née en 1974, a contextualisé son projet, intégrant dans ses réflexions la place des femmes, le féminisme et la question du codage. Une partie du titre choisit, « #fanny Carolsruh », est une version féminisée du nom de la ville, fanny évoquant à la fois l’éventail en anglais mais aussi le sens argotique de ce mot, signifiant « vulve » dans la langue de Shakespeare. Dans la première salle sont ainsi présentés un ensemble de documents sur l’éventail, pour la plupart d’origine ancienne et collés sur des panneaux. Au cours des XVIIIe et XIXe siècles, cet accessoire était d’ailleurs un outil de communication codé, émancipateur et subversif, utilisé par les femmes.
La partie centrale du parcours, « c0da comptoir », est consacrée au projet c0da qui est ici transposé pour la première fois sous la forme d’une exposition. L’artiste mène depuis longtemps des recherches sur l’histoire du codage, une activité dont la dimension principalement féminine à ses débuts – avec des figures telles que Grace Hopper, Ada Lovelace, Jake Feinler et Betty Snyder Holberton – a été par la suite occultées. Pour ces recherches, Katrin Mayer a invité des artistes, des théoriciens, des curateurs et des auteurs de différents champs à mener des réflexions collaboratives, dont les contributions sont publiées sur le site www.c0da.org. Sur des bureaux sont proposés ici à la lecture des impressions de certains de ces textes disponibles en ligne, comme Zeros de Jasmina Metwaly [sur le thème du zéro dans l’écriture arabe] ou Wenn die Null sich in Linien entfaltet. Zerologisches Subjekt, feministische Schreibweisen, mehrstimmige Wissensproduktion (Quand le zéro se décline en lignes. Sujet sérologique, écritures féministes, production de savoirs polyphoniques) d’Eva Meyer et Eske Schlüters, ou encore software warfare EX PONTO BITCHES de Sophia Eisenhut. Ce dernier texte est accompagné d’une vidéo qui pointe l’absurdité de la fonction de correction du logiciel de traitement de texte Word, qui transforme sans cesse ses propres textes et devient une caricature du fonctionnement des programmes d’écriture utilisant l’intelligence artificielle. Toujours dans la même salle, Katrin Mayer projette son essai visuel unconvulsa or the Need of Each Other’s Relay II, une vidéo d’un peu plus de 17 minutes dans laquelle elle explore l’influence du Web dans la formalisation d’une écriture féministe – par appropriation, traduction, affinité…
Dans la dernière partie de l’exposition, l’artiste déploie des pièces nées dans d’autres contextes, notamment un grand textile qui prend une dimension transitionnelle, Clothed, RECEPTION (2010), conçu initialement pour la galerie Reception à Berlin. Dans la salle de la Waldstrasse est notamment exposé un ensemble de chemises blanches et roses sur des portants. Réalisée originellement pour Ludlow 38 MINI/Goethe-Institut à New York en 2014, Rose Fortune évoque les débuts de la production textile dans le Lower East Side à Manhattan au début du XXe siècle et la fabrication de blouses blanches. Ces dernières étaient alors considérées comme un vêtement transcendant les classes sociales, tout en prenant une valeur symbolique dans la lutte des femmes pour de meilleures conditions de travail.
La Badischer Kunstverein présente ainsi une exposition dense et articulée, fruit d’une réflexion sur son territoire, à la fois géographique et conceptuel. Katrin Mayer étend ici encore son réseau collaboratif et formel pour toujours plus approfondir la question de la place de la femme, hier et aujourd’hui.
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« Katrin Mayer : #c0da comptoir #fanny carolsruh », du 21 juin au 1er septembre 2024, Badischer Kunstverein, Waldstraße 3, Karlsruhe, Allemagne.