En mai 1959, Willem de Kooning (1904-1997) présente une exposition personnelle à la galerie Sidney Janis, à New York. La critique est, dans son ensemble, élogieuse, et tous les tableaux sont vendus en un rien de temps. L’artiste est pourtant loin d’être satisfait. Le critique du magazine Time rapporte ce propos : « Aujourd’hui, il n’est plus possible de surprendre personne. Je vends désormais ma propre image. » Au mois d’octobre de la même année, il s’envole pour l’Italie où il demeurera jusqu’en janvier 1960. Il séjourne à Rome, mais prendra le temps de visiter Venise. Dix ans plus tard, Willem de Kooning y retourne, invité cette fois à exposer des dessins dans le cadre du festival de musique et de théâtre de Spolète. Il ne reste qu’un mois environ. Ces deux séjours italiens seront les plus longs jamais passés à l’étranger depuis son arrivée aux États-Unis.
Dans son texte d’introduction, Gary Garrels, l’un des deux commissaires de l’exposition « Willem de Kooning e l’Italia » et grand spécialiste de l’œuvre de l’Américain, rappelle que les deux séjours italiens sont très généralement négligés par la critique et par ses deux biographes. Ils sont l’occasion d’une réflexion plus large sur l’œuvre à partir de la fin des années 1950, à travers le prisme de l’Italie.
Rome et Venise
Cela débute par l’accrochage de trois grands tableaux de 1958, issus d’une série que la critique a nommée Parkway Abstract Landscapes. Ce sont des toiles très architecturées et peintes avec une brosse large, à dominante bleu et jaune. C’est le style de Willem de Kooning à l’apogée de sa reconnaissance et de son influence sur la jeune génération d’artistes. À cet éblouissant prélude succèdent des dessins que Willem de Kooning peint à Rome sur de grands papiers. Il n’emploie que le noir, découpe parfois les papiers pour les réagencer ou colle un morceau de journal. Ces dessins-collages évoquent superficiellement Franz Kline, duquel il s’est depuis peu rapproché, mais l’artiste les considère avant tout comme des œuvres préparatoires à de futurs tableaux.
À son retour aux États-Unis, il entreprend une nouvelle série de peintures qui seront intitulées Pastoral Abstract Landscape. Autour de la célébrissime Door to the River sont accrochées Villa Borghese et A Tree in Naples, trois œuvres qui n’avaient pas été réunies depuis leur première présentation publique en 1960. Sans exagérer l’importance à donner aux titres, l’intention est claire. Ces paysages abstraits, peints avec la même brosse large, sont plus atmosphériques. Door by the River semble faire la transition avec la série précédente, tandis que A Tree in Naples n’est pas loin d’être un monochrome bleu.
Par la suite, Willem de Kooning revient aux Women. Pour comprendre leur présence, il faut se reporter aux textes et repenser à ce que l’artiste a pu dire de la touche des Vénitiens. De toute façon, il ne s’agit pas de coller pointilleusement à un thème, mais bien davantage de suivre des mouvements. La séquence Women s’avère alors indispensable avant d’aborder le deuxième séjour italien.
En 1969, Willem de Kooning se trouve un peu désœuvré à Rome et à Spolète. Comme il le fait constamment où qu’il soit, il dessine les yeux fermés ou avec une attention flottante. Cette fois, ce sont les musiciens qu’il voit au festival qui servent de déclencheur ou de moteur. Un jour, dans une rue du Trastevere, à Rome, il est abordé par Herzl Emanuel. Ami des années difficiles à New York, le sculpteur a choisi de s’exiler à Rome où il a pris possession d’une ancienne fonderie. C’est lui qui invite Willem de Kooning a venir travailler l’argile dans son atelier. Ce dernier se passionne pour cette nouvelle activité, modèle à mains nues, les yeux fermés, en laissant bien visible l’empreinte de ses doigts. Les œuvres qu’il sculpte alors ressemblent à des figurines, généralement couchées. Mais il a très vite l’idée d’en faire réaliser des éditions en bronze et d’en agrandir une en particulier. Ce n’est qu’à son retour aux États-Unis que l’artiste s’engagera vraiment dans la sculpture, celle-ci occupant même une place centrale dans son œuvre en 1974 et 1975. Le second intermède romain se révélera donc décisif.
Même s’il reçoit les encouragements de rien moins que Henry Moore pour cette nouvelle activité, Willem de Kooning ne se considère pas comme un sculpteur. À l’artiste qu’il charge de réaliser des agrandissements de certaines de ses pièces, il déclare qu’il s’agit pour lui de renforcer (« enhance ») sa peinture, l’argile n’étant pour lui qu’une « peinture très épaisse ». L’exposition donne à la sculpture toute la place qui lui revient dans l’œuvre. Y sont présentées des œuvres de tailles variées – petite, moyenne ou grande – aux côtés de Clamdigger (pêcheur de palourdes), la plus célèbre, toutes exécutées entre 1969 et 1974. Figure également celle qui deviendra Seated Woman (Untitled #12, 1969), connue dans sa version monumentale. Willem de Kooning est à cette époque extraordinairement audacieux et parfaitement anachronique. À l’âge du bronze succédera celui de l’acier Corten.
Puiser aux mêmes gestes-formes
Des sculptures, on rebondit sur des peintures figuratives des années 1970 où les corps n’ont jamais paru moins identifiables, bien que leurs traits roses soient nettement marqués. Lorsqu’il a été exposé en 1972, à côté de Red Man with Moustache, Man Accabonac avait été titré Woman. Ceux qui s’attachent encore à dégager une vision de la femme dans les tableaux de Willem de Kooning trouveront là l’occasion d’y réfléchir à deux fois.
Pour aborder les paysages abstraits des années 1970, les commissaires ont pris appui sur l’importance du motif de l’eau pour le peintre. Celui-ci a déclaré un jour que « l’eau était enracinée [“ingrained”] dans son esprit ». Sur les tableaux contemporains de His Name was Writ in the Water (d’après l’épitaphe de John Keats enterré à Rome), lequel ne figure pas dans l’exposition, surgissent par-dessus les grands blocs de couleur des touches serpentines proches du dessin et de l’écriture. On croit même distinguer dans Screams of Children Come from Seagulls un bateau perdu au milieu des zébrures de bleu, de brun et de jaune clair, et l’on glisse de Long Island à Venise, ou l’inverse.
Dans ses conversations ou dans ses entretiens, l’Américain d’origine néerlandaise citait fréquemment d’autres artistes, non pas pour épater son interlocuteur, mais pour éclairer un point particulier de son travail. Du jeune artiste qui fatiguait ses amis à leur vanter sans cesse la touche des Vénitiens au peintre de la maturité qui reconnaît dans Le Bernin un minimaliste, Rome et Venise auront toujours été présentes à son esprit. La grande leçon que lui auront donnée les peintres italiens fut de « s’affranchir de la gravité ». Cette façon d’aborder l’œuvre au fil des réflexions et des pensées fournit l’occasion d’une formidable séquence de dessins inspirés par la crucifixion. Willem de Kooning avait expliqué à un ami qu’il ne pouvait pas peindre un tel motif, seulement des fragments. Ses dessins fragmentaires sont un impressionnant mixte de précision et d’apparent relâchement. Il se trouve quand même parmi eux un Christ en croix, tracé en oblique avec une face simiesque, comme si le motif avait surgi soudain de son bras et de sa mémoire, qu’il lui avait en quelque sorte échappé.
Willem De Kooning n’a cessé de dessiner, de peindre et de sculpter à partir des mêmes gestes-formes. Au commencement de chaque œuvre, il y a le dessin, dans lequel entrent plus d’un souvenir, plus d’une image. Dans les tableaux des années 1980, c’est ce dessin initial qui domine, souvent aux prix de longues corrections, effacements et recouvrements, et il n’est pas toujours possible de déterminer si le blanc sert de supports aux lignes colorées ou bien si ce sont celles-ci qui enferment le blanc. Insistant dès la fin des années 1950 sur le besoin, en vieillissant, d’aller vers plus de simplicité, l’artiste lança un jour : « Je change pour rester le même. »
L’exposition « Willem de Kooning e l’Italia » fait oublier l’image de l’héroïque peintre d’action (« Je suis un peintre d’action lente ») si mal taillée pour celui qui ne cessait de reprendre, corriger, effacer, sans jamais pouvoir déclarer un tableau fini. Elle met en lumière en revanche le grand peintre de la tradition ainsi que l’absence de barrière chez lui entre dessin, peinture et sculpture (rien d’étonnant à ce que le critique Clement Greenberg l’ait jugé avec condescendance). Cette rétrospective, large sans être écrasante, aide à faire mieux comprendre l’œuvre d’un artiste qui a toujours compter pour les artistes (les témoignages de Georg Baselitz, Francesco Clemente, Lynda Benglis ou encore Amy Sillman en attestent). Écrite autant que construite, elle est remarquable d’intensité. Qu’elle soit proposée au sein même des Gallerie dell’Accademia ne fait qu’en augmenter l’impact.
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« Willem de Kooning e l’Italia », 17 avril - 15 septembre 2024, Gallerie dell’Accademia, Campo della Carità, Dorsoduro 1050, 30123 Venise, Italie.