L’invention de l’Internet s’est accompagnée de la naissance d’une nouvelle forme de langage. Au cours des deux dernières décennies, Twitter (aujourd’hui connu sous le nom de X) a transformé ses utilisateurs en maîtres du haïku, la concision et la finesse d’esprit étant devenues des instruments de communication sociale. Bien qu’elle ait précédé Twitter de près de 30 ans, la pratique textuelle de Jenny Holzer, aujourd’hui âgée de 73 ans, est également fondamentalement liée de cette donne. Considérer son travail dans un monde post-Internet est donc un exercice délicat. Son exposition actuelle au Solomon R. Guggenheim Museum de New York, « Light Line », est malheureusement un monument peu convaincant à la concision, à une époque où la brièveté cynique ne nous émeut plus, quelle que soit la manière dont elle est formulée.
Cette énigme rappelle quelque peu l’exposition de Wolfgang Tilmans au MoMA en 2022-2023, intitulée « To look without fear ». Instagram faisait partie de nos vies depuis plus d’une décennie au moment de l’ouverture de l’exposition, et le style de photographie de Tillmans, autrefois unique, n’avait pas seulement été largement copié, mais il était devenu la norme esthétique pour le partage visuel du quotidien de la vie de chacun. En conséquence, des images qui avaient pu être considérées comme révolutionnaires par leur rejet de la composition classique et des enseignements formalistes sont maintenant devenues banales.
L’adage de l’art moderne, à la fois drôle et cynique, qui oppose « je pourrais aussi le faire » à « mais tu ne l’as pas fait » ne tient plus, parce que nous sommes tous, en fait, « en train de le faire ». Dans ce contexte, des artistes comme Jenny Holzer et Wolfgang Tillmans peuvent-ils résister à l’examen minutieux auquel les invite leur exaltation institutionnelle ? L’actualité sur les réseaux sociaux, sans cesse renouvelée, nous offre un contenu qui fait sans peine concurrence à l’esthétique, sinon au style, des artistes de l’ère des baby-boomers. Les aphorismes de Holzer sont désormais aussi le fait des adolescents et des milléniaux.
Présenter une exposition de Jenny Holzer 35 ans après ses débuts au Guggenheim Museum de New York aurait pu être une occasion fantastique d’initier une jeune génération à l’histoire de l’art politique, textuelle et numérique. Mais plutôt que de fonctionner comme un exercice éducatif, la parcimonie et le caractère cynique de l’exposition peuvent parfois donner l’impression d’être à la fois timides et excessifs.
L’œuvre centrale de l’exposition « Light Line » est Installation for the Solomon R. Guggenheim Museum (1989-2024) en LED. Se déployant sur la spirale iconique du musée, le long écran (presque deux fois plus grand que l’installation initiale de 1989, qui ne montait que sur trois des six étages disponibles) était autrefois révolutionnaire. Mais il fait désormais se succéder des phrases qui nous sont trop familières, présentées dorénavant dans une autre forme graphique. Dans cette nouvelle version de l’œuvre, le visiteur est à nouveau confronté à des phrases poétiques et souvent décousues qui glissent vers le haut de la rotonde du musée. « You are the one » et « You are the one who did this to me » se succèdent pour maintenir les nouveaux lecteurs dans un perpétuel sentiment d’appréhension, incapables de déterminer s’ils peuvent faire confiance au romantisme si souvent illusoire et éphémère des œuvres d’Holzer.
Les textes diffusés sur les rampes lumineuses sont divisés en plusieurs séquences marquées par une brève pause pendant laquelle les écrans n’affichent plus rien ; et lorsqu’un nouveau texte apparaît, la police de caractères et le style d’animation sont différents. La police de caractères la plus pixélisée présente certaines des phrases les plus inquiétantes : « Je te taquine » est suivi de « Je te chatouille », puis de « Je t’attends » et de « Je te scanne », devenant progressivement plus agressive, mais se déplaçant aussi assez rapidement pour empêcher les visiteurs de s’attarder trop longtemps sur chaque sentiment. Le cartel mentionne que Jenny Holzer a utilisé l’intelligence artificielle (IA) pour réaliser cette nouvelle version.
En partant du rez-de-chaussée, l’exposition conduit le spectateur dans une salle annexe colorée contenant une installation judicieusement intitulée The beginning (2024), avec plusieurs versions d’œuvres de la série Inflammatory Essays (1979-1982) de Jenny Holzer, imprimées sur des affiches placardées jusqu’au plafond. Ce que le cartel désigne comme une contribution à l’installation ressemble davantage à une intervention, avec un texte supplémentaire reproduit sur les affiches dans un style de graffiti ancien réalisé par le collaborateur et ami de Jenny Holzer, Lee Quiñones.
Cette œuvre commune contient des citations telles que « I JUST STOOD THERE FOR AN HOUR SCREAMING MY CHILDREN’S NAMES », et les fantômes des conflits actuels planent dans la salle. Malgré la typographie emblématique qui a orné de nombreux wagons du métro de Manhattan dans les années 1980, cette idée n’est pas très convaincante dans cette salle très lumineuse du Guggenheim. Le même espace présente les omniprésents bancs de Jenny Holzer comportant des textes, dont certains sont identiques à ceux qui défilent sur l’écran LED.
Dans Cursed (2022) – une collection de tweets de l’ancien président Donald Trump –, chacun des posts est gravé sur des métaux tels que le plomb et le cuivre, commémorant ainsi une forme d’expression personnelle numérique paradoxalement éphémère mais ici archivée. Présentant les tweets de Donald Trump des années avant, pendant et avant l’insurrection du 6 janvier 2021, l’installation peut être décrite comme un exercice pour la postérité. Jenny Holzer a beaucoup dénoncé le régime fasciste et l’abus de pouvoir, l’attention qu’elle porte à l’ancien président n’est donc pas surprenante.
Plusieurs autres bancs sont disposés sur la rampe en spirale de la rotonde, certains semblant avoir été brisés. Un sarcophage en granit noir de Nubie, Lament : The new disease came… (1988-1989) – pièce sur la pandémie du sida –, est présentée intacte, pour signifier que certaines choses sont sacrées. Ou, à tout le moins, qu’elles ne sont pas détruites, même si cette destruction est une méditation sur la mortalité.
L’exposition comprend aussi des peintures de grand format montrant des documents expurgés et déclassifiés, tels qu’un rapport de surveillance du FBI sur l’artiste Alice Neel et ses sympathies communistes présumées, ainsi que des mémos internes et des courriels de responsables militaires américains sur l’utilisation de « techniques d’interrogatoire renforcées » après les attaques terroristes du 11 septembre 2001. Suivent des peintures agrandies d’infographies sur les stratégies de guerre, dont une représentant les plans d’invasion de l’Irak.
La rétrospective culmine avec une série de grandes toiles étincelantes créées à l’aide de feuilles d’or, de palladium et de platine. Il s’agit des pièces les plus récentes de l’exposition, mais aussi des plus intrigantes. L’une de ces toiles s’intitule « SLAUGHTERBOTS » (SLAUGHTERBOTS, 2024) et présente le rendu minimaliste d’un M abstrait au-dessus d’une forme en W plus courte, évoquant des dessins architecturaux de structures brutalistes. Cette œuvre intègre également l’IA : la forme est créée à l’aide de Dall-E, à qui a été soumis le mot slaughterbots (robots d’abattage). La manière dont ces robots minimaux et asymétriques finiront par exister, et comment ils pourront être utilisés comme armes, n’est pas révélée.
L’œuvre est voisine d’une pièce similaire présentant un trou de serrure peint à la feuille d’or, sur lequel est superposée la phrase « Le futur lointain est visible à l’œil nu à travers le trou de serrure de l’histoire » (The distant future, 2024). Cette pièce qui manque de finesse réduit l’exposition à un avertissement cynique sur les Terminators à venir.
Le travail récent de Holzer montre qu’elle prend en compte le paysage post-Internet dans lequel elle évolue. Elle affirme s’opposer au caractère éphémère des réseaux sociaux en citant des reliques de ceux-ci, soit de manière anonyme, soit en mettant parfois l’accent sur un auteur en particulier. Le caractère lapidaire des formulations de Jenny Holzer a peut-être inspiré une partie de l’économie de langage dans laquelle nous baignons tous aujourd’hui sur le Web. Ses nouvelles œuvres présentées dans « Light Line » trahissent un désir d’assumer une responsabilité politique face au flux des réseaux sociaux et aux fils d’actualité qui se renouvellent toujours plus vite. Il s’agit d’une sorte de damnatio memoriae inversée. Une obsession de la postérité que les jeunes internautes ne partagent peut-être pas.
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« Jenny Holzer : Light Line », jusqu’au 29 septembre 2024, Solomon R. Guggenheim Museum, New York.