Ignoré en France, Genpei Akasegawa (1937-2014) est une figure majeure de l’avant-garde japonaise et l’auteur d’une œuvre radicale emplie d’humour. Dans les années 1960, membre du groupe Neo-Dada Organizers, puis cofondateur du collectif Hi-Red Center, il contribue à l’émergence d’une scène underground en rupture avec l’art officiel et certains courants occidentaux tels que l’abstraction. Il participe notamment à plusieurs happenings et événements auxquels se joignent certains artistes proches de Fluxus, à l’exemple de Yoko Ono. En 1972, en compagnie de l’éditeur Tetsuo Matsuda et de l’illustrateur Shinbō Minami, il fait dans les rues tokyoïtes une découverte décisive, celle du tomason, notion qu’il s’emploie à préciser dans les nombreux textes réunis au sein de cet ouvrage.
L’ART DE L’INUTILE
Qu’est-ce que le tomason ? D’abord désigné par l’expression « hyperart », que Genpei Akasegawa juge lui-même « raisonneuse et un peu lourdingue », le tomason est « une chose bien étrange » : il s’agit d’un « objet ayant perdu à la fois sa fonction matérielle et sa fonction esthétique sans pour autant être encore considéré comme “rebus” ». Le premier tomason mis au jour par Genpei Akasegawa et ses amis est un double escalier, accolé à une façade, et qui, conduisant à une porte désormais condamnée, a perdu toute utilité.
Le terme même de tomason porte en lui l’idée d’improductivité. Inventé par l’un des amis de Genpei Akasegawa, il est emprunté au patronyme d’un joueur de base-ball américain, Gary Thomasson, incapable ou presque de toucher la moindre balle lors de sa deuxième saison en 1982 dans l’équipe japonaise des Yomiuri Giants...
Le tomason offre à Genpei Akasegawa la possibilité d’imaginer une pratique artistique ancrée dans l’observation urbaine. C’est en effet dans le regard de l’observateur qu’il se forme. À cet égard, l’artiste reconnaît volontiers une dette envers Marcel Duchamp : « Le tomason naît dans l’esprit de celui qui le voit au moment où il le voit devant lui [...]. La recherche de tomason [...] permet d’échapper à la notion d’intentionnalité jusqu’alors intrinsèquement liée à l’œuvre d’art. » Au fil du temps, au sein du Centre d’observation du tomason, Genpei Akasegawa établit une typologie aussi complexe que drolatique : après le « pur escalier » viennent « la porte inutile », « le type explosion atomique » (« trace laissée par une maison ayant été détruite »), « le type Abe Sada » (« base sectionnée d’un poteau électrique en bois », du nom d’une geisha ayant émasculé son amant), etc.
Genpei Akasegawa, « Anatomie du tomason » , traduit du japonais, annoté et présenté par Sylvain Cardonnel, Dijon, Les presses du réel, 248 pages, 26 euros.