Jim Shaw a ceci de commun avec l’anguille que l’animal est difficile à attraper. L’artiste californien est un surdoué du dessin qui peut adopter n’importe quel style, de la caricature à l’hyperréalisme en passant par la publicité d’après-guerre et les derniers primitifs flamands. Tout comme est insaisissable le spectre de son univers culturel vertigineux à travers lequel il exprime ses obsessions inquiètes sur la politique et la culture actuelle, surtout américaine, en plein bouleversement. Le tout traduit dans une sorte de délire mental où les souvenirs d’enfance et les rêves tiennent une place prépondérante. Bref, l’art de Jim Shaw est une expérience étrange et bizarre, mais jouissive à vivre.
Voir une de ses expositions, c’est donc embarquer dans un wagonnet du grand huit qui enchaîne les loopings dans la tête de l’artiste. Au KBCB Centre d’art de Bienne, en Suisse, Jim Shaw a d’ailleurs augmenté son exposition de dessins et de peintures d’une vaste installation vidéo en noir et blanc. The Electronic Monster and Thirteen Ghosts accentue cette immersion dans le système neuronal de son auteur. Inspiré par le souvenir de deux films de monstre que l’artiste a vus lorsqu’il avait 9 ans, le visiteur y croise un intestin qui parle, des extraits de BD vintage ou encore des personnages préhistoriques de parc d’attractions, librement inspirés de la famille Pierrafeu, filmé en train de faire semblant de jouer de la musique en tapant sur des rochers factices.
Ce maelstrom nostalgique sert ici de conclusion à une plongée dans la production des dix dernières années de l’artiste. Titre de l’exposition, « The past is never dead. It’s not even past » résume bien un travail très ancré dans le temps passé et qui s’inquiète de celui qui vient. Il y a dix ans, George Bush avait envahi l’Irak – un tableau le montre d’ailleurs brandissant la tête de Saddam Hussein, comme Thésée celle de la Méduse –, Obama dirigeait les États-Unis et Donald Trump, que Shaw étire dans tous les sens, n’était même pas encore candidat. « La situation a depuis passablement changé. Le champ de l’art aussi. Pour un artiste de 71 ans qui interroge le patriarcat des années 1950 et la suprématie blanche nord-américaine et capitaliste, l’époque actuelle est un choc, commente Paul Bernard, co-commissaire de l’exposition avec Anne-Claire Schmitz du M HKA, le musée d’art contemporain d’Anvers. Jim Shaw a déjà été beaucoup montré en Suisse. Ici, c’est une partie de la rétrospective d’Anvers que l’on peut voir. J’ai pris le parti de concentrer l’exposition sur les peintures, dont certaines viennent de collections suisses, et les dessins, au nombre de 145, tirés de ses Study drawings. »
Parmi ceux-ci, l’interprétation de l’Origine du monde de Gustave Courbet fait beaucoup parler, deux têtes représentant des fondateurs du capitalisme américain sortant de l’entrejambe du modèle. « Ses références viennent des années 1950, mais aussi du surréalisme, ce qui permet de relier à l’histoire de l’art européenne ce travail hanté par les États-Unis. » Il y a en effet un petit côté Picabia, lorsque l’artiste fait le portrait d’un grand patron du XIXe siècle qu’il « frankensteinise » en remplaçant son visage par une sorte de raffinerie. Une influence que l’on perçoit encore de cette toile prodigieuse intitulée Prometheus Live is the Cock’s Comb (colour) de 2015 inspirée de l’expressionnisme abstrait d’Arshile Gorky.
Dans ses peintures, on retrouve aussi le cinéma hollywoodien, Liz Taylor, l’empereur sadique de Star Wars, mais aussi Raquel Welch en Lakshmi, la déesse indienne de la richesse et de la beauté, mais habillée aux couleurs du drapeau américain. « Elle devait remplacer Marilyn Monroe dans le rôle du sex-symbol capable de sauver la 20th Century Fox, continue Paul Bernard. Mais cela n’a pas marché. Elle va faire du théâtre, des comédies musicales et beaucoup de télé avant de se lancer dans un business de perruques. Un revers de l’histoire qui plaît beaucoup à Jim Shaw que les cheveux fascinent. » Sur les peintures, le visiteur remarque également des éléments en filigrane. Des drapeaux, des silhouettes et des paysages qui transparaissent à la surface de la toile. « C’est parce que l’artiste peint sur d’anciens décors de théâtres ambulants qu’il récupère », explique le commissaire. Comme les fantômes d’une Amérique révolue.
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« Jim Shaw : The past is never dead. It’s not even past », jusqu’au 25 août 2024, KBCB Centre d’art Bienne, 71 faubourg du Lac, Bienne