Vous avez fait différentes études avant de devenir artiste. Vous citez souvent comme premières influences des metteurs en scène de théâtre et des chorégraphes. Qu’est-ce qui vous a fait choisir la sculpture ?
Quand, adolescente, j’ai dû fuir l’Iran des mollahs pour venir à Berlin, j’ai d’abord été intéressée par d’autres médias. Dans le Berlin des débuts de la réunification, avec sa soif de discours, le langage du théâtre m’a immédiatement fascinée. La danse contemporaine est très vite arrivée ensuite, ainsi qu’un intérêt pour le design, l’aménagement intérieur, et avec lui pour les frontières implicites des objets.
Dans le même moment, j’ai développé un besoin de définir un espace déterminé pour moi-même et de l’analyser en termes de tactilité et de tangibilité.
La nature éphémère du théâtre m’a toujours attirée. Je continue d’être fascinée par le processus dans lequel, au théâtre ou dans la performance, la confrontation avec le spectateur est limitée temporellement par le commencement et la fin de la présentation. Par contraste, la permanence du positionnement spatial des objets, ou plutôt des sculptures, m’a forcée à me confronter plus intensément aux questions qui en découlent. J’ai été curieuse de découvrir comment, avec ma formation de sculptrice, je pouvais maintenir une mobilité de contenu et briser le statisme.
Par ailleurs, la photographie et le dessin, par exemple, n’ont jamais cessé de faire partie de ma pratique. Ma collaboration avec d’autres artistes est un autre aspect important de mon travail. Cette approche n’est devenue vraiment visible qu’après une longue suite de collaborations et d’expositions personnelles que je conçois comme des expositions collectives.
Y a-t-il eu une œuvre ou un ensemble d’œuvres qui se sont avérées déterminantes dans ce choix ?
Les questions de critiques contextuelles et institutionnelles de Michael Asher ou la manipulation du langage comme sculpture par Lawrence Weiner ont été déterminantes pour moi. Il était important d’analyser comment le contexte influence chaque geste dans l’espace. Quelles hiérarchies deviennent visibles, ou au contraire invisibles, à travers le positionnement des objets, ou même à travers le vide.
La possibilité de penser et de modeler le langage et l’écriture de façon sculpturale se retrouvent dans mes titres. Là, je me permets d’introduire des erreurs et de jongler avec de nouvelles inventions verbales. Fondamentalement, j’ai un faible pour les erreurs et ce que l’on décrit comme telles.
Quand je pense plus particulièrement à l’influence de la sculpture dans mon travail, quantité d’œuvres me viennent spontanément à l’esprit : celles d’Eva Hesse, d’Alina Szapocznikow, de Claes Oldenburg, de Jeff Koons, de Paul Thek, d’Isa Genzken ou de Bruce Nauman. La peinture a eu également une influence significative, et le nom de Philip Guston me vient naturellement. Son engagement dans la question de la figuration contre l’abstraction, et son courage pour faire ce qui lui semblait nécessaire à chaque étape de son œuvre, sont un exemple pour moi. Tant d’œuvres m’ont influencée que je pourrais vous donner une liste totalement différente si vous me posiez la même question demain !
Que signifie l’abstraction pour vous ?
Tout autre terme serait trop univoque pour moi. J’ai un jour mentionné le concept d’abstraction ambivalente qui continue à me convenir, précisément par son ambivalence.
« Modèle Vivant », l’exposition au Nasher Sculpture Center à Dallas, en 2022-2023, a été conçue comme un dialogue avec des œuvres de la collection. Pouvez-vous nous en dire davantage sur la nature de ces différentes conversations ?
La série Modèle vivant qui s’est poursuivie avec Pauline dans le jardin du MoMA [à New York] et trouve sa conclusion avec « Modèle vivant : Se ployant » à la galerie Hauser & Wirth de Zurich, a commencé avec l’exposition « Modèle vivant » à Dallas. Au Nasher Sculpture Center, l’habitude était de distinguer la présentation d’œuvres choisies dans la collection par l’artiste invité.e (en collaboration avec les conservateurs) et l’exposition personnelle de celui-ci.
Dans l’idée de chercher des solutions conceptuelles en dehors du format d’exposition établi, j’ai proposé de renoncer à cette séparation entre les deux présentations. J’ai décidé de placer mes œuvres dans une relation plus profonde ou plus directe avec celles de la collection dans les deux espaces.
Au cours de ma réflexion sur la collection, m’est venue l’idée du modèle, un terme qui désigne aussi bien le sujet qui pose que la forme première de la sculpture finale.
Pendant que je choisissais mes éventuels contrepoints historiques, j’ai remarqué que beaucoup d’œuvres dans les collections avaient des dimensions plutôt intimes. J’ai choisi de m’approcher de ces dimensions-là dans mes propres pièces.
Au cours du processus s’est également posée la question de l’orientation des sculptures dans l’espace. Quels sont la face, le dos ou les côtés d’une sculpture dans un cadre spatial ou architectural ? J’ai essayé de modifier légèrement nos habitudes de vision et de donner aux œuvres la possibilité d’adopter une orientation différente par rapport aux axes de vision conventionnels. Ainsi, j’ai pu évoquer de nouvelles corrélations entre les pièces de la collection et les dispositions classiques de mes œuvres.
La plupart des sculptures que j’ai choisies, telles que Head with Blue Shadow de Roy Lichtenstein ou La Nuit d’Aristide Maillol, renferment dans leur vocabulaire figuratif les postures classiques auxquelles je me réfère dans mes œuvres.
J’ai lu que vous aviez commencé à travailler sur ce projet dès 2015. Pouvez-vous nous éclairer sur ce processus ?
Certains processus peuvent prendre plus de temps. Entre ma première visite à Dallas en 2015 et l’exposition en 2022, une question initiale sur la surreprésentation de la figuration dans sa confrontation avec l’abstraction au sein de la modernité n’a cessé de m’occuper de manière sous-jacente. Le meilleur exemple en était la présence disproportionnée de portraits de femmes par Pablo Picasso dans la Collection Nasher. Parallèlement, j’ai pu répondre à des invitations de la Documenta [de Cassel], des Skulptur Projekte [de Münster], ou pour mon exposition personnelle « Déformation Professionnelle » au SMAK à Gand et au Walker Art Center à Minneapolis.
Depuis 2015, je savais que quelque chose d’inconnu était en train de former une question pour moi, et je sentais qu’il me fallait plus de temps pour articuler cette question. Je suis vraiment reconnaissante envers l’institution qui m’a accordé ce temps et m’a permis de repousser plusieurs fois les dates de l’exposition.
Grâce à cette opportunité, j’ai pu notamment me plonger dans les études de Picasso pour Guernica alors que je travaillais à mon exposition au Palais de cristal du Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía à Madrid en 2018. Dans ces dessins de visages, on peut lire l’empreinte des expériences de la guerre. Ces visages tragiques et déformés par la douleur sont entrés en collision avec les lectures dominantes des représentations du portrait féminin chez Picasso. La femme y est vue uniquement comme un objet désirable et aimé, et un symbole de la projection masculine. Beaucoup d’autres exemples ont suivi, comme Jeune fille tahitienne de Paul Gauguin, ou l’une de mes œuvres favorites, La Concierge de Medardo Rosso.
Le dialogue entre deux sujets – l’artiste et le modèle –, la confrontation réciproque, les interprétations des représentations classiques, la thèse selon laquelle « ce que nous voyons nous regarde » étaient des thèmes brûlants. J’ai choisi de les aborder à travers le mouvement du modèle quand elle adopte différentes poses.
Comment vous êtes-vous engagée dans la série « Modèle vivant » après l’exposition au Nasher Sculpture Center ?
À la suite du dialogue avec les œuvres modernes de la Collection Nasher, j’ai eu la possibilité de mettre à l’épreuve mes pièces, nées de cette tension, dans une exposition personnelle intitulée « modèle vivant » à la galerie Kurimanzutto à Mexico.
Pour cette exposition, j’ai associé les œuvres présentées au Nasher Sculpture Center avec celles de Geles Cabrera et Elizabeth Catlett à l’intérieur d’une construction architecturale conçue par moi. Il s’agissait de murs peints dans des tons pastel, tons que j’ai repris ensuite pour les sculptures au MoMA et chez Hauser & Wirth.
S’adossant (Pauline), créée pour le jardin du MoMA, se tient dans un contexte que je n’ai pas choisi. Le thème classique de la figure allongée se suffit à lui-même, même si, grâce à la commissaire Paulina Pobocha, de merveilleuses corrélations se sont créées avec les œuvres de Pierre Huyghe ou d’Aristide Maillol. L’indépendance de ma sculpture se manifeste aussi dans le fait que les éléments individuels, très lourds, ne sont pas vissés mais se tiennent en équilibre par leur seul poids.
Dans la dernière étape de l’exposition « Modèle vivant (Se ployant) » chez Hauser & Wirth, les œuvres se tournent vers l’intérieur. Elles demeurent comme l’empreinte d’une masse débordante qui empiète sur elles.
Nommer les actions qui donnent leurs titres aux œuvres de « Modèle vivant » est une part importante du processus. Y a-t-il un changement, voire un tournant, dans la façon dont votre travail se sert du langage ?
Comme je l’ai dit, j’ai toujours compris et employé le langage et les titres de mes œuvres comme un autre matériau malléable. Dès le début, j’ai défendu l’idée que la sculpture, dans sa matérialité et sa tangibilité, pouvait faire des déclarations, véhiculer des informations et des contenus. Je crois également à la malléabilité et à l’intangibilité du langage.
J’emploie, par exemple, des titres en français et invente des mots, alors que je ne parle pas le français. Le processus de traductions multiples me permet d’expérimenter une distance et une proximité simultanées comparables à celles que j’éprouve face à un nouveau matériau.
Est-ce que le crochet en bronze de couleur rose chair que l’on voit dans Se Ployant (gris de lin) est un élément clé dans la façon dont vous reliez l’abstraction au modèle vivant ?
Ce n’est pas une figure clé, mais c’est un élément de connexion important. Le crochet, en tant qu’instrument qui permet de capturer et de canaliser les tensions, est un élément récurrent dans mon travail.
Dans les trois œuvres de l’exposition « Modèle vivant (Se ployant) » chez Hauser & Wirth à Zurich, le crochet ne remplit pas toujours cette fonction comme il le fait dans Se Ployant (gris de lin). Dans Se Ployant (soufre), le crochet, contraint par les circonstances qui l’entourent, ne peut plus accomplir cette tâche, et dans Se Ployant (givre), le crochet lui-même est mis sous pression.
Vous avez déclaré que lorsque vous travailliez à S’adossant (Pauline), vous étiez plongée dans Canova, Guernica, mais aussi Fautrier et Wols. Est-ce que cette plongée dans les œuvres de maîtres anciens et modernes est une part importante du processus ?
Comme je l’ai dit, mon intérêt pour la peinture, particulièrement la peinture informelle d’artistes tels que Wols ou Fautrier, a toujours été fondamentale pour moi. Concernant la connexion possible avec Vénus Victrix de Canova, dans ce cas précis, ce fut d’abord un processus inconscient et un signe de mon intérêt sous-jacent et persistant pour le modèle dont j’ai déjà parlé. Le thème de la figure allongée ne peut naturellement pas être négligé. Après avoir achevé ma figure allongée, et éprouvé une joie libératrice rare, la conservatrice Paulina Pobocha m’a fait prendre conscience du lien entre ma sculpture et l’œuvre de Canova. Je me suis immédiatement rappelé comment j’avais été fascinée par la Vénus Victrix quand je l’avais vue pour la première fois sous la forme d’un modèle en plâtre au Musée Antonio Canova à Possagno (Italie). En fait, c’était la seule photo que j’avais gardée dans mon téléphone de cette visite au musée aménagé par Carlo Scarpa.
Bien que n’étant pas essentielle pour comprendre la figure allongée, j’avais trouvé intéressant à l’époque le fait que Pauline, la sœur de Napoléon, ait elle-même choisi la pose de sa représentation. J’ai eu le sentiment qu’avec cette décision l’idée du sujet et celle de l’objet n’en faisaient qu’une.
Ce n’est pas la première fois que vous combinez la sculpture et la photographie. Cette fois, le cadrage des photos les rend plus ambivalentes, à la fois image et texture. Comment voyez-vous la relation entre ces deux médiums ?
Sans l’avoir vraiment prémédité, j’ai compris que, parallèlement à mes sculptures, j’ai toujours présenté des photographies dans mes expositions personnelles. On pourrait penser que le médium de la photographie me sert à clarifier, particulièrement lorsqu’elle est mise en relation avec l’ambiguïté de la sculpture abstraite. Néanmoins, si vous avez l’impression qu’il accentue l’ambivalence, ce serait parfaitement en accord avec mon intention.
Votre travail répond toujours aux conditions de son lieu d’accueil. Certaines de vos réponses semblent dirigées contre l’architecture, que ce soit La Colonne Cassée à la Neue Nationalgalerie de Berlin ou Scratching The Back, actuellement au Metropolitan Museum of Art à New York. Êtes-vous d’accord avec cette idée ?
J’hésite à être en désaccord avec vous et je suis en même temps contente de votre interprétation. À l’occasion d’une de mes premières expositions personnelles, j’avais été critiquée pour n’avoir pas appréhendé l’architecture de façon suffisamment radicale ou agressive.
Je vois les espaces comme des manifestations institutionnelles d’interactions sociales. Celles-ci comprennent des éléments d’intégration et des mécanismes d’exclusion implicites. Chaque espace intérieur est lié à l’extérieur, et chaque individu est lié à la société. C’est important pour moi de souligner la fragilité de ces relations et d’évoquer la conscience de leur variabilité.
De plus, il est rassurant de savoir que le subconscient forme continuellement ses propres connexions et orientations, comme je l’ai expliqué à propos de mon expérience avec le modèle de la Vénus Victrix de Canova. C’est une pensée encourageante et libératrice.
« Nairy Baghramian. Modèle vivant (Se ployant) », du 7 juin au 7 septembre 2024, Hauser & Wirth, Limmatstrasse 270, Zurich, Suisse