Un jeu de rôle permettrait-il d’éveiller davantage les consciences sur les conséquences de la transformation du climat ? C’est le pari que lance Nicolas Nova, anthropologue et professeur à la Haute école d’art et de design de Genève (HEAD). Pour l’« ouvrage-jeu » intitulé Chamonix-Sentinelles, singulier opus sur un thème pour le moins complexe, sinon clivant, du changement climatique, il s’est associé à Étienne Mineur, graphiste de haut vol, et à Sabrina Calvo, écrivaine et conceptrice de jeux.
ENQUÊTE SCIENTIFIQUE ET RESTITUTION
Tout commence au début des années 2010 lorsque Nicolas Nova, qui, à la HEAD, enseigne l’ethnographie, l’histoire des cultures numériques et la recherche en design, s’intéresse à la question environnementale, autour des débats sur l’Anthropocène et le réchauffement climatique. Entre 2014 et 2021, il mène une enquête en terrain escarpé, sur peu ou prou l’ensemble de l’arc alpin, entre France, Suisse, Italie, Slovénie et Autriche. Lors de ses différents périples, il accumule notes de voyage, de lecture – à partir de récits d’alpinisme – et d’observation, prend de nombreux clichés, telles des traces des mutations en cours des paysages. Au détour de conversations avec les habitants, il comprend comment cette chaîne montagneuse, et notamment son grand massif du Mont-Blanc, terrain de jeu prisé des touristes depuis le XVIIIe siècle, est devenue l’un des territoires européens les plus concernés par les crises environnementale et climatique. Le constat est tout sauf joyeux : retrait des glaciers; effondrements géologiques, en raison de la fonte du pergélisol; périodes d’enneigement plus courtes; pollutions atmosphériques; érosion de la biodiversité et ancrage d’espèces invasives; controverses sur la présence du loup et de l’ours; surtourisme; pression foncière et démographique, etc.
Lors de ses pérégrinations, Nicolas Nova en profite également pour récolter des récits sur les rites et légendes des peuples alpins : « Évoquer la dimension folklorique, sinon fantastique des contes traditionnels de la montagne, dans lesquels, des loups-garous aux fées, on retrouve les rumeurs, les craintes et une foule d’imaginaires, est aussi une façon de prolonger la continuité des croyances, voire de les mettre en regard des inquiétudes actuelles, comme celles générées par la technologie et les robots », souligne-t-il.
Cette enquête méticuleuse a d’abord été retranscrite dans un essai intitulé Fragments d’une montagne. Les Alpes et leurs métamorphoses, paru en 2023 aux éditions Le Pommier. « J’aime bien travailler par étapes, et ce livre correspond à la première, celle de la “restitution” de l’enquête. Il se focalise sur le passé et le présent, explique l’anthropologue. Le nouvel ouvrage, Chamonix-Sentinelles, constitue, lui, une seconde étape; je m’attaque, cette fois, au futur de l’arc alpin et à cette interrogation majeure : qu’est-ce qui pourrait être fait pour “gérer” les Alpes de demain ? Et je ne parle pas seulement de la disparition des glaciers, mais surtout des modes de vie qui vont avec… Je souhaitais trouver un vecteur qui permette aux populations de s’emparer de ces problématiques. » D’où, l’idée d’un… jeu d’aventure.
« Mon but était de m’éloigner des travaux d’anthropologie classiques, de penser à des formes différentes et moins traditionnelles de restitution, reprend-il. Il s’agissait aussi, en filigrane, de trouver une autre manière de produire de la recherche dans une école. Nous avons créé, ici, un objet dirigé vers le grand public; preuve qu’un chercheur n’est pas toujours contraint d’écrire des textes pointus destinés à des sites Internet, que personne ne lit ! »
SE PROJETER DE FAÇON LUDIQUE VERS L’AVENIR
Première décision : il fallait réduire la zone géographique, l’arc alpin étant trop vaste. « Le choix s’est porté sur la vallée de Chamonix, en Haute-Savoie, indique Nicolas Nova. Lieu-signal de l’Anthropocène, ce territoire est pertinent du fait de son épaisseur historique et culturelle, mais aussi de l’importance des enjeux environnementaux qu’il subit – réchauffement climatique, pollution de l’air. » Le jeu en explore les futurs possibles au moyen de scénarios situés entre 2030 et 2100. « Ce n’est pas un jeu de rôle au sens classique, tels les jeux avec un côté belliqueux de la fin des années 1980, souligne l’anthropologue. Nous proposons ici une partie ethnographique et une partie prospective; le joueur se projette ainsi dans une réalité qui pourrait advenir… Raconter, se raconter, élaborer des stratégies ensemble, il y a, évidemment, un côté ludique. »
L’enquête a montré que, en parallèle des visions « techno-solutionnistes» (qui pensent que la technologie réglera tous les problèmes), se développent d’autres façons de considérer les choses : « Des modes d’organisation de sociétés alpines traditionnelles redécouvertes sont réinventés, assure le professeur. D’aucuns, face à la sécheresse dans les vallées, tentent de se structurer collectivement, et, au moyen des canaux d’irrigation, de mettre les ressources en commun. » Un « collectivisme » qui cultive parfois la contradiction : « Dans les montagnes entre l’Italie et la Slovénie, il est d’usage que les paysans fassent des feux de part et d’autre de la frontière pour signifier leur appartenance à une communauté d’espace et de biens; des manifestations qui apparaissent paradoxales au regard du réchauffement climatique… », constate-t-il.
Dans son coffret couvert de perforations, façon neige qui fond, l’ouvrage se compose de deux livrets : d’un côté, un Carnet de terrain 2068-2088, dont on dit qu’il est celui d’une personne inconnue et qu’il a été trouvé aux Praz-de-Chamonix le 3 mai 2088; de l’autre, le manuel de jeu. Coloré et chargé, le premier (48 pages) compile des éléments visuels du site : représentations architecturales (refuges, barrages, centres de calcul) comme entités fabuleuses (carcaris, follatons et autres barbegazis), etc. Aux manettes du design graphique et de l’illustration, Étienne Mineur a usé de l’intelligence artificielle pour générer ces images en mixant photographies d’archives ou prises de vue in situ. Le manuel de jeu (180 pages) explique les règles et les manières de créer des personnages – cinq scénarios complets sont proposés ainsi que quelques « amorces de scénarios à mettre en scène ».
Une partie se joue à partir de trois et jusqu’à sept participants. L’un d’eux doit adopter le rôle du meneur ou Guide, gérant le cadre de jeu et sa cohérence : il énonce des extraits de l’histoire dans laquelle évoluent les personnages – les « Sentinelles » –, présente les lieux, la situation initiale et des éléments d’intrigue, ou encore annonce l’apparition des protagonistes (ou des antagonistes). Prenons l’exemple du scénario no 1, « Chamonix-Courmayeur » : « Le point de départ est un café, à Chamonix, détaille Nicolas Nova. À la faveur d’un retrait accéléré des glaciers entre les deux villages, un chemin de randonnée de haute altitude a été redécouvert. Il s’agit de le suivre et de le cartographier. Le groupe se met alors en route, mais survient un animal; cet imprévu pourrait faire dévier les joueurs dans une autre direction, etc. » L’objectif est de produire une forme de récit sur ce qui pourrait advenir, spéculer sur le devenir de la vallée de Chamonix.
« Dans son travail sur le “présentisme”, l’historien François Artog évoque la difficulté que nous avons à appréhender le temps et à nous “projeter” dans le futur. D’ailleurs, on ne nous apprend jamais, à l’école, à nous projeter… », regrette le chercheur. A contrario, avec ce jeu : « Il s’agissait d’explorer comment des pratiques de jeu pouvaient inciter les gens à réfléchir ensemble à ce sujet crucial, la crise climatique, et à d’autres modes de vie possibles. Nous ne cherchions ni quelque chose de dystopique qui fasse peur, ni d’utopique qui prête à sourire, indique l’anthropologue. J’ai tout à fait conscience que ce livre ne changera pas le monde. Mais se retrouver dans un contexte ludique permet de dédramatiser les choses. C’est le contraire d’un débat public qui aurait lieu à la mairie de Chamonix, où chaque camp passerait son temps à se critiquer. Ce choix du jeu autorise une mise à distance bienvenue et offre de redonner une forme de liberté de parole collective. » L’ouvrage peut également se lire de manière classique, sans jouer.
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Nicolas Nova, Sabrina Calvo et Étienne Mineur, Chamonix-Sentinelles, Malakoff, Les Éditions volumiques, 2023, 19 euros.